Il a fallu que, fourrée dans mon sac les pieds hésitants, je trébuche sur lui pour le regarder dans les yeux, voir qu'il était là puisqu'il plantait ses pupilles dans les miennes.
C'est toi. C'est vraiment toi. J'ai l'impression de divaguer. Ca peut pas être toi.
Ce regard me parle et sa bouche dit quelque chose qui me touche: C'est toi, hein, c'est bien toi?
Les gens ont applaudi. Avec leurs mains ils faisaient des merveilles symphoniques eux aussi.
Je l'ai regardé et je me suis dit que, voilà, c'est lui que j'aurais aimé avoir comme oncle ou comme parrain. Si ça se trouve, je l'ai dit à voix haute.
Il a pas fermé son piano mais il a pris son tabouret sous son bras gauche et moi sous son bras droit, il avait l'air décidé et même s'il ne m'avait pas dit où on allait je me doutais que ce serait au Old Navy, tout en naufrage qu'on était.
Avec la collecte du soir, il nous a arrosé d'alcools forts, francs, directs, et on n'y est pas allés par quatre chemin parce qu'au bout d'un moment, on n'en voyait qu'un seul, et encore, il semblait flou voire double.
Je veux que ça, rencontrer des gens comme toi, des gens qui, à la moitié de leurs vies ont déjà des siècles derrière eux, et qui en plus, vont mourir trop vite. Je veux que ça mais je suis jamais prête, je suis toujours trop vulnérable. Quand tu me racontes ta fille disparue, ton piano cassé par des voyous, ta femme partie avec un riche, mes yeux se remplissent, mes joues ont soif et je suis obligée de regarder ailleurs alors que, toi et moi, faut qu'on se regarde dans les pupilles, derrière, tout au fond.
Le patron s'est assis avec nous, et dans le genre, il en avait des tristesses à raconter. Après, après je sais plus. Après c'est flou. Après j'ai dit que je rentrais et tu m'as dit de venir faire un 4 mains demain. Après, demain, j'avais rendez-vous sous la statue d'Odéon et t'étais pas là parce que des voyous avaient cassé le piano que t'avais laissé pour aller parler de tempête avec moi.
Mon rendez vous m'a demandé pourquoi j'étais ailleurs.
J'ai dit que c'était parce que j'étais pas là, je trouvais ça censé comme réponse.
Il a fallu que, fourrée dans mon sac les pieds hésitants, je trébuche sur lui pour le regarder dans les yeux, voir qu'il était là puisqu'il plantait ses pupilles dans les miennes. C'est toi. C'est moi.
C'est pas possible que ce soit tes yeux qui se mouillent, hé ho, normalement c'est moi qui fait ça, tu me voles la vedette là, je te vois venir.
Je m'assieds à côté de toi sur le tissu que tu as installé sur le trottoir, j'allume ma cigarette avec ton butagaz, je t'en propose une, ton compère a trop bu et il crie, il insulte le monde entier et peut-être qu'il a raison, tu caches tes vêtements élimés, tes ongles noircis, tu renifles, tu t'es pas rasé depuis la nuit des temps, lavé n'en parlons pas. Tu me dis que j'ai pas changé.
Et la preuve, mes yeux se remplissent, encore.
-maispastrop-
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