Si ta marraine tond ton parrain, on s'en fout de ton tonton.

Ce qu’elle est devenue, je l’ignore; je ne pense pas en avoir d’ailleurs quoi que ce soit à foutre aujourd’hui. Ce n’est pas quelqu’un qui me manque, ce n’est pas non plus quelqu’un pour qui je m’inquiète. Elle a même pas le double de mes clés, d’façon, elle me servirait à quoi?

Je l’aimais beaucoup. Elle était mon idole, mon idole «de la tête».

J’aimais ses humeurs, humeurs dont elle changeait plusieurs fois dans la journée et ce, en toute logique, toujours de manière imprévisible. Une simple brise pouvait la ravir le lundi et la rendre acariâtre le mardi. Le mercredi, alors que ça commençait à souffler et qu’on se demandait tous comment elle allait le vivre, elle ne s’en rendait tout bonnement pas compte; toute occupée qu’elle était à s’émerveiller sur les petits détails de la vie, comme ça. Vie qu’elle maudissait dans sa globalité une heure auparavant.
Rien n’était fixe, c’était au petit bonheur la chance qu’on se rendait à un déjeuner avec elle. Je l'appelais «pilouface», tout attaché et un peu sommairement, mais j’avais 10 ans, à l’époque, alors ça va, ça passe, c’est pas dramatique.
Quand je lui donnais ce petit nom en sa présence, toujours, à chaque fois, ça n’a jamais loupé, elle se levait -elle était souvent assise à cause de ce que je vous expliquerai plus tard- et minaudait avant de s’égosiller sur Coryne Charby. Elle regardait tantôt à droite, tantôt en face, en faisant exagérément virevolter ses cheveux, comme ses chanteuses des années 90 à qui on demandait de jouer yeux dans les yeux avec 3 caméras pendant une chanson de deux minutes 50, une chorégraphie à deux balles et quart et des paroles en soldes.



Si, à la fin de la prestation, elle attrapait un regard un tant soi peu réprobateur, elle rétorquait avant même de reprendre son court souffle «ho hé, les chansons de merde c’est fait pour ça, sinon, qu’on les pende haut et court, tous!».
Elle m’avait appris cette expression «qu’on les pende haut et court», je l’utilisais à tire-larigot, une autre expression qu’elle m’avait apprise, ça, «à tire-larigot». Je ne cessais de caser ce que j’imaginais être chic ou intellectuel, n’importe comment et n’importe quand.
A l’école, alors que j’avais essayé de griller la queue de la cantine et que le pion m’attrapait par le col en m’admonestant mollement et en me replaçant à ma place initiale, c’est à dire tout au bout, j’avais dit «maisheu, hier, je me suis fait volé ma placeheu, donc aujourd’hui, c’est à tire larigot !», convaincue de mon argument tout autant que de mon petit effet. Bon.

J’aimais ses humeurs, donc. Ses humeurs seulement, pas le fait qu’elle en ait, pas elle non plus quand elle en avait, seulement ses humeurs, comme des entités à part entières.


J’aimais ses malheurs aussi. Ils étaient dramatiques comme dans les livres. Tout le monde mourrait autour d’elle. Tout le monde. Tant et si bien que certains vivants commençaient à creuser un fossé, à repousser les rendez vous ou à passer sur liste rouge. A foutre le camp, quoi. «Foutus superstitieux», qu’elle disait.
Son fils était mort d'overdose, faut dire. Après ça, que son banquier et son cousin et son chat et son amie d’enfance meurent, mettons, le même jour et, pourquoi pas, tous assassinés par la même personne qui, de surcroît, aurait été un unijambiste fan de Wagner, ça lui aurait pas fait plus d’effet qu’un opéra de Wagner justement. Plus rien ne la touchait vraiment.
Cette inconditionnelle de la Walkirye donnait même ses places de loges Garnier à n’importe qui. Sérieusement, je l’ai vue de mes yeux vue tendre ses billets à des touristes inconnues, comme ça, dans la rue, boulevards des Italiens.
En fait, tout la touchait encore, mais précisément au même endroit, là où c’était déjà creusé, là où il y avait cette crasse, cette tristesse même pas humaine et qu’elle n’a jamais pris la peine d’expliquer pour la bonne raison qu’elle savait qu’on ne l’aurait jamais comprise. Alors les disparitions coulaient sur elle et abreuvaient son puits de malheur, comme ça, tout simplement.
Plus que ses malheurs, j’aimais Son Malheur, sa façon de faire avec, sa façon de faire sans, sa façon de faire comme si, ses manières, j’aimais comme elle vivait la mort. J’aimais les humeurs que ça lui provoquait.

J’avais 10 ans, j’étais en plein Madame Bovary, alors, hein, ça va, ça passe, c’est pas dramatique.

J’aimais la place qu’elle prenait.
C’était une femme ronde.
Souvent, dans la langue française, et c’est une des raisons pour lesquelles je l’aime tant, un même mot, un seul adverbe, revêt plusieurs significations. Ici, nous nous intéresserons à l’adjectif «ronde».
C’était une femme en sur-poids et ivre la plupart du temps, en gros.
Deux images en une même femme.
Elle était vraiment maousse, sans rigoler, les garçons qui ravissaient mes jours d’école à cette époque auraient du s’y mettre à 10 pour la relever après qu’elle ait raté le début d’une chanson à cause d’une fin de bouteille en trop.
C’était un phénomène.
C’était ma marraine.




J’aimais sa voix fluette et bizarrement désaccordée à la proéminence de ses poumons, la façon douce et talquée qu’elle avait de me mettre en garde contre le froid, les hommes et moi-même, quand je partais.

J’aimais son odeur. Elle sentait la grosse. C’est ce que je pensais, et j’avais 10 ans, alors ça va, ça passe, vous connaissez la chanson. La grosse hyper propre, la grosse coquette, le savon chic et la poudre Marie Antoinette. J’aimais son drame.

Elle était mon idole «de la tête». J’adorais l’intérieur d’elle. Comment elle réfléchissait, appréhendait, rebondissait. J’adorais la voir fabriquer ses plaisanteries, rire à celle des autres, et rebondir, encore. C’est un truc qu’elle faisait vachement bien, ça, le rebondissement. Rien ne la laissait vraiment jamais à terre. Rien n’aurait permis qu’elle nous laisse voir à quel point elle rampait après des millimètres de bonheur et d’oubli. Sa tête, comment elle était foutue, les chemins que parcouraient les pensées et la matière de son cortex, j’en étais fan. Mon idole «de la tête», vous dis-je.

Mais j’aimais pas son corps.

Ce qu'il était devenu, ce qu'il signifiait, la manière qu'elle avait de s'en foutre éperdument.


Un jour, son mari avait voulu me montrer des photos de leurs fils. Y’a toujours un parent qui craque et qui dégueule tout, et tant qu’à faire sur une mioche comme moi qu’a rien demandé. J’avais regardé la photo sans la prendre dans mes mains, comme ça, par dessus une épaule. Ok, le fils était beau, d’accord, ils avaient l’air heureux; jusque là, rien de bien étonnant. J’veux dire, c’est bon, je connaissais personnellement le père noël et j’avais déjà vu des films américains et même It’s a Wondeful Life, hé ho.



Mais elle, elle, bordel. A l’époque de son fils, elle n’était pas seulement une mère, elle était aussi l’épouse d’un mari et la galeriste réputée, la femme brillante et tout aussi exubérante, et belle, belle à couper le souffle. Ah non, pardon, c’est pas du domaine du détail. Et y’a pas de «elle a perdu son fils, elle peut bien prendre 40 kilos et en avoir plus rien à foutre». Justement, non. C’était une femme dont, qu’elle le veuille ou non, se dégageait un gâchis insupportable pour ses proches. Gâchis qui avait été conforté par ses photos sépia à la con sur une plage, une plage du nord, à tous les coups. Il fallait pas me montrer à quel point elle avait pu être belle en étant heureuse parce que je ne pouvais m’empêcher de penser que sa laideur d’aujourd’hui était proportionnelle à sa tristesse. Personne ne veut aimer quelqu’un de triste, personne.

J’aimais pas ce corps qui vendait un laisser-aller même pas bon-vivant, un laxisme suicidaire contre lequel je pouvais rien, rien. J’aimais pas son putain de corps et quelques fois, quand elle s’asseyait à côté de moi, je ne cachais pas l’inconfort que sa tonne provoquait quand elle faisait se creuser la masse du canapé vers elle et ses bourrelets. Comme par hasard, elle disait rien devant ma mimique dégoûtée. Et c’était pas le genre à rien dire. Comme par hasard. Ca me rendait encore plus maboule qu’elle ferme sa putain d’énorme gueule. Putain.

Parce qu’elle était ma marraine, ça signifiait, sur le papier, qu’elle était potentiellement en charge de moi si ma vraie mère de l’utérus venait à décéder comme un vulgaire humain. Non parce que j’avais cherché ça, dans le dictionnaire, un jour que je m’étais demandé si c’était pas un simple synonyme de «bouffonne». J'avais 10 ans, combien de fois faudra-t-il que je vous le répète. C'était pas dramatique.

MARRAINE n.f. (du latin mater, mère) Femme qui présente un enfant au baptême ou à la confirmation et qui se porte garante de sa fidélité à l’Eglise.
Tiens!
De toute évidence, sa fidélité à l’église consistait à croire uniquement en «buvez, ceci est mon sang» et puis, de toute façon, je n’avais pas été baptisée ou confirmée ou dieu sait quoi. N’empêche, c’est écrit «du latin mater, mère».
J’aurais préféré mourir avec la mienne que de me retrouver avec elle en adulte responsable à la maison, il m’était tout bonnement impossible de l’imaginer régler ses factures à l’heure et de me border sans me vomir dessus. Je m’étais demandé si ma mère n’avais pas pêché, en s’estimant immortelle, puisqu’il était certain qu’elle n’aurait pas non plus voulu être relayée par quelqu’un qui oubliait toujours ma date de naissance. Et la sienne. Et toutes les autres.




Et puis, elle s'appelait Jacqueline. Avouez que ça fait beaucoup de défauts pour une seule femme, tout ça. Pour je ne sais quelle obscure raison, tout le monde l'appelait Jacques. Il se trouve que son mari s'appelait également Jacques. Mais, illogiquement, et sans aucun respect de la symétrie, personne ne l’appelait Jacqueline, lui. Alors quand on criait «Jacques!» les 2 se retournaient.
Sauf que, généralement, on criait pas seulement le prénom, on lançait «Jacques, tu peux éviter de boire tout le vin?» ou «Jacques, pourquoi as-tu garé la voiture au milieu des Champs? Enfin!» ou «Jacques, ton mari a honte de toi, là, tu sais, il se cache.» ce qui fait qu’il savait, le vrai Jacques, l’homme du couple, qu’on ne s’adressait pas à lui. Et puis personne ne s’adressait véritablement à lui, jamais complètement, j’entends. Dès que quelqu’un lui adressait la parole, c’était doucement et sans l’interpeller publiquement, à l'oreille, pour lui dire combien sa femme était tous les adjectifs possibles. Personne l’écoutait. Personne l’écoutait jamais. Il est même possible que cet homme n’ait jamais fini une des rares phrases qu’il avait commencées.



On allait souvent dîner au Drugstore des Champs Elysées, on connaissait tout le monde, on nous accueillait comme des messieurs. Et, un soir où la mater-marraine avait décidé de s’attarder plus que de raison au bar, avec des artistes qu’elle exposait, j’avais osé demandé à celui qui n’était pourtant pas mon parrain «Dis, Jack -du coup, on l'appelait comme ça, Jack- tu t’occuperais de moi si ta femme mourrait?»
Ca n’avait pas réellement refroidi l’assemblée, à vrai dire. Ma mère m’avait adressé un de ces regards dont elle a le secret et dont on ne sait jamais si, en terme de pourcentage, la réprobation prend le dessus sur la complicité. La meilleure amie de Jacques avait jugé ma question franchement mature pour mon âge, 10 ans, vous savez. Et la meilleure amie de Jack semblait prendre plaisir à entendre sortir de la bouche du mioche ce qu’elle n’avait jamais osé formuler, cette vieille conne.
Il n’avait pas répondu, c’est comme ça, les dîners, on passe à autre chose et puis on passe à autre chose et puis on devrait passer à autre chose et puis personne se rappelle plus rien et les conversations restent en trois petits points. N’empêche qu’à la librairie du Drugstore où j’aimais flâner, Jacqueline s’est pointée, comme par enchantement. Je feuilletais un livre, un truc avec des images, j’avais le droit, c’est pas dramatique, j’étais jeune, et elle avait posé sa main sur mon épaule. S’en était dégagée une chaleur quasiment inhumaine, quelque chose de suffocant, un truc fou.
Je m’étais retournée aussi sec, inquiète de me trouver face à face avec un monstre thermonucléaire, et elle s’était penchée vers moi, comme ça, tout à fait comme vous pouvez l’imaginer, comme ça. 
Je pensais qu’elle allait me dire quelque chose, m’engueuler peut-être, pour mes questions sournoises de tout à l’heure, mais non.
Elle s’était contentée de se pencher, de me mettre son odeur incroyable de grosse poudrée dans les naseaux, et ses yeux dans les miens, sans rien dire. J’étais pas très sûre des messages du genre, à l’âge que j’avais, mais j’aurais juré que c’était une promesse. Un moment muet qui en dit beaucoup, quoi, si vous voulez.



A la caisse, elle m’avait suivie, toujours sans moufter, et quand je présentais les cartes postales de Marilyn que je voulais m’acheter et que le caissier, l’horrible caissier, constatait que malgré mes nombreuses pièces de 1 et 2 francs, je n’avais pas assez pour payer, je m’étais retournée vers elle. C’était la première fois que je comptais sur elle. Sans déconner, Marilyn, c’était du genre important pour moi.
J’avais dix ans.
Et, juste après avoir croisé mon regard, un regard d’enfant, en somme, qui pensait être indépendant mais se trouve dans le besoin et espère 3 pièces, elle était partie. Partie. Même ça, elle avait pas voulu me le donner.


Elle était LA femme que je n’aurais pas aimée si on me l’avait pas mise dans les pattes et si on ne lui avait pas déclaré qu’elle serait celle qui devrait s’occuper de moi comme de la chair de ses entrailles si ma génitrice venait à mourir.
Sans ça, on se serait jamais regardé le coin de la gueule elle et moi. Elle avait quelque chose de snob et d’obséquieux qui me dégoûtait quand je passais lui rendre visite à la galerie. Elle en faisait trop. Elle avait plus d’amour. Elle était déjà morte. Quelque part, j’aurais voulu qu’elle crève, je trouvais bizarre qu’un fantôme prenne autant de place, je comprenais pas, vraiment, pour de vrai, je comprenais pas qu’on l’écoute quand elle prenait la parole à propos de sujets sentimentaux alors qu’on savait tous qu’elle était toute sèche. Je voyais pas de raison d’écouter un vieux croûton de pain rassi s’exprimer sur la fluidité des sentiments et les naufrages de l’amour. C’était ses souvenirs qui parlaient. Je m’en tapais de ses souvenirs. J’avais dix ans, bon sang, faut vous le dire en quelle langue. J’avais dix ans et je voulais un être vivant, avec de l'avenir devant, là, maintenant, pour de bon.

Ca n’est jamais venu. Je pourrais imager l’affaire en romançant les années qui ont suivi et en lui prêtant un désintérêt total de la nourriture, de la boisson, des relations humaines, enfin bref, de tout ce qui rend quelqu’un humain, pour raconter qu’elle a fini rachitique et malade dans une chambre de bonne, mais c’eut été trop facile, et, avec le recul que j’ai aujourd’hui, trop scénarisé. Non. Elle continuait de se bâfrer, de s’enivrer et ce, dans tous les plus beaux endroits de Paris en compagnie des plus brillants parisiens. Mais je voulais un être vivant.  Alors j’ai décidé de couper les ponts. Je savais que ça lui ferait un peu chaud et un peu froid et juste après, un peu rien. J’assassinais personne. Sa tombe était déjà ouverte, merde. J’avais 10 ans. J’étais odieuse et vraie. C’est bon, ça passe. C’est pas un drame.

Aujourd’hui, je ne donnerai mon double de clé à personne d’autre qu’elle. Il faudrait peut-être prendre un train pour qu’elle me les donne mais elle m’offrirait le train, l’hospitalité pour la nuit et le tout sans me poser de questions, jamais. Que ce soit par manque d’intérêt ou par pudeur, je ne m'en m’inquiéterais pas outre mesure, dans les conditions du direct. Je lui serais simplement redevable d’être celle qui répond au téléphone à n’importe quelle heure du jour et de la nuit. Et, au petit matin, avec autant d’indolence que le soir.



Si ça se trouve, finalement, je l’aimais pas mal, cette grosse truie flemmarde du bonheur. Et puis, on m'en a offert un max, des cartes postales de Marilyn, depuis. Si ca se trouve, même, je comprends qu’elle se soit laissée allée mais en décidant auparavant de s’entourer de gens qui comprendront, qui comprendraient. Pas comme moi. J’aurais pu comprendre. J’aurais du, sûrement. Je m’en rends compte aujourd’hui, à 28 ans. Et si je lui avais raconté ça, je sais qu’elle aurait dit «c’est pas dramatique» entre deux bouchées. Et qu’elle aurait rajouté, après une gorgée de vin, «comme tout le reste.»

J’espère qu’elle aurait eu tort.


-maispastrop-