Haut les mains, haut les bras, haut-le-coeur.

Je lis plus, j’écris plus,
les films n’ont plus de couleurs et les conversations sont sans goût.
Le froid ne fait que me frôler. Quand on me bouscule, mon corps reçoit le coup et se plie, indolent, sous l’impact du choc sans vraiment le réaliser. Mes pas reprennent le rythme, et continuent. Je n’insulte plus ces gens là.
Je voulais les tuer, avant. Je rebroussais chemin et leur attrapais le bras en leur servant, l’air le plus acariâtre possible : «Vous me bousculez parce que vous pensez que ça me fait plaisir ou parce que vous n’avez aucun sens commun? Vous voulez que je vous montre ce que ça fait? -je les bousculais- et si je pars sans m'excuser, vous voulez savoir ce qu’on ressent?» et je partais sans m’excuser, donc.
Parce que bon. Ca allait deux minutes. Sûr qu’ils bousculeraient plus jamais personne, au moins.
Ca me prenait un temps fou tous ces règlements de compte.

J’expliquais au serveur qu’il y avait de fortes chances pour qu’il voit son pourboire faire peau de chagrin s’il me servait mon café au bout de 15 interminables minutes en me le renversant à moitié sur les genoux sur une table qu’il avait jugée indigne d’être nettoyée.
Quand un vendeur s’étonnait de mon refus d’acheter finalement un pull qu’il venait de trouer en ôtant l’antivol, je lui demandais si, lui, il l’aurait acheté. J’étais impliquée dans la vie, quelque chose de fort.
S’il me répondait qu’il s’en moquait et que j’avais qu’à aller ailleurs, je prenais quelques minutes, encore, pour lui demander s’il était heureux de travailler comme ça, s’il pensait pas qu’en étant plus aimable, il aurait plus souvent la possibilité d’être aimé.
J’étais dans la vie, tout au milieu, noyée, à m’accrocher désespérément à l’idée qu’en fait, au fond, les gens étaient intrinsèquement bons. Forcément. Et qu’il fallait essayer.

Pour qui je me prenais?

Non, c’est pas la question; c’était pas par excès de confiance en moi, en grand sage philosophe, en savant moralisateur, que j’abordais les foules. C’était en petite idiote, convaincue que c’était faux archi faux, tout ce blabla des vieux qui consistait à ne pas uniquement regretter leur époque mais à aussi nous prédire la nôtre chaotique. Parfois, même, ils osaient s'en vouloir de nous y avoir pondu.
Ca, j’en pouvais plus. Et par dessus tout, je voulais leur prouver.
Que c’était leur faute. Et qu’avec un peu de volonté... tout ça. Que l’irrespect qu’ils recevaient ne tenait qu’à l’aigreur qu’ils dégageaient et m’épargnait, moi, parce que je laissais leur chance aux gens.

«Ha! Je vous l’avais dit, les gens sont sympas, la vie est belle, la guerre, c’est fini et l’eau ne mouille que les vieux réacs!»
«Nananèreuh», peut-être même en prime.

Je me prenais pour rien donc.
Je prenais simplement l’espoir. En otage, enfermé dans la cave, et je voulais pas qu’il s’en aille, jamais, et qu’il devienne simplement réel. Bientôt.
Je le choyais tous les jours un peu plus, ne voulant pas comprendre qu’il l’aimait pas, la prison que je lui avais faite. Il avait pas que ça à faire, attends. Fallait qu’il en déçoive plein, plein, plein d’autres encore. Environ 6 milliards à l’époque.

http://www.worldometers.info/

Et puis, les métaphores ont commencé à m’ennuyer.

Les profs de français ne comprenaient pas qu’on préfère sécher leurs cours pour écrire; les clochards avec qui on rigolait en profitaient pour nous subtiliser des pièces dans les poches; je faisais du mal aux garçons que j’aimais; et y’avait toujours un documentaire où on tuait des animaux simplement pour avoir des manteaux qui font genre on est riches.

L’espoir a rétréci son champ d’action, d’un coup.

J’arrivais plus à croire en tout le monde.
Je m’endormais en pensant que quelque part, on tuait une femme. Que peut-être même, on poussait le vice jusqu’à l’enterrer proportionnellement à la gravité de son crime, lui donnant ainsi la possibilité de ne pas éviter la lapidation, au lieu de ne pas du tout éviter la lapidation.
J’entendais le voisin qui pleurait après avoir bu toutes ses bières. Je le croisais parfois au supermarché, je prenais ma tête dans mes mains quand je le voyais déposer sur le tapis roulant des dizaines de canettes, espérant peut-être n’en boire qu’une, et le recroisant le lendemain en achetant la même quantité. Je pouvais pas le sauver.
Il allait plus jamais aimer personne.
J’étais inutile.
J’allais jamais sauver personne.
Je me demandais s’il achetait autant bières parce qu’il était inutile, lui aussi.
Et qu’il pouvait même pas se sauver lui-même.

L’espoir a prêté sa place à la colère, pour voir. Tiens, vas-y, installe toi, je t’ai chauffé la chaise.

La colère m’a épuisée.

Même ceux qui me connaissaient depuis toujours ne comprenaient pas, ils disaient tout le temps «où est ce que tu veux en venir???» avec plein de points d’interrogation dans la voix et des yeux exorbités.
Comme si je le savais moi-même.
Le trémolo de leur incompréhension me froissait tellement que je finissais par ne plus les aimer, eux, qui ne partageaient pas ma révolte. Et ça non plus, ils ne l’ont pas compris.

Je gardais ma révolte bien au chaud, tout me hérissait, j’enrageais pour un papier jeté par terre, je prenais plus la peine de m’expliquer, je réduisais mon vocabulaire à «Arriéré !» tout court, j’avais plus assez de salive pour leur expliquer; et si je m’étais lancée dans une de ces tirades dont mon adolescence avait eu l’exclusivité, il aurait fallu que je leur dise à quel point je les haïssais d’avoir fait de moi quelqu’un qui commençait à comprendre ce que «les vieux réacs» disaient du monde, d’eux, de moi. Que c’était leur faute.
Et je ne l’ai jamais fait parce que je commençais à comprendre que je n’aurais pas été capable d’entendre ce qu’ils m’auraient répondu : que c’était le cadet de leur souci.
Je comprenais aussi que c’était autant ma faute que la leur.
Bon, que des trucs pas très réjouissants en somme.

http://www.worldometers.info/ encore, et ça a déjà empiré.

Certains de mes acolytes en étaient encore à se couper les avant-bras pour être sûrs d’être vivants quand j’évitais à tout prix de m’attarder sur le fait que je ressentais moins de choses, de peur de réaliser que j’étais presque morte.

Un matin, une prof de lettres m’avait pour ainsi dire fermé la porte au nez. Dans le bon sens du terme, c’est à dire, pour me garder dans la pièce, pas pour m’en exclure.
J’avais ce défaut d’arriver toujours la dernière et de repartir pas davantage en avance, les quelques fois où je venais. Facile comme un jeu d’enfant alors, pour l’adulte qu’elle était, de bloquer la moitié de femme qui m’habitait dans son antre. Je me rappelle que la pièce n’avait plus la même odeur quand on s’y est retrouvées seules.
Au moins, elle en avait une.

- Je ne suis pas du genre moralisatrice.
- J’ai remarqué. Mais votre entrée en matière est flippante quand même.
- Je ne t’ai jamais donné de conseils. Ni même d’ordres.
- Je dirais le contraire...

- ? Je t’en ai donné ?

- Non, je veux dire, je le dirais dans l’autre sens. Vous ne m’avez jamais donné d’ordres. Ni même de conseils.

- Ca se vaut, en effet. Mais, pourquoi aurais-je construit cette phrase dans ce sens là?

- Pour souligner à quel point vous êtes cool.
- Est ce que tu me trouves cool?

- Me suis jamais posé la question, mais la façon dont vous me traquenardez avec vos phrases, et l’intro que vous faîtes à un tirage d’oreille tout en faisant croire que vous n’allez pas en faire, c’est mieux si vous faîtes la phrase dans l’autre sens, d’après moi. Comme ça, c’est l’avis d’une personne cool. Genre. Et c’est ni de la morale, ni des ordres. Tout ça tout ça.

- Je suis pas sûre que le verbe «traquenarder» existe, mais je vois où tu veux en venir et...

- ... Ah non! moi je veux en venir nulle part hein. Ni maintenant ni jamais. C’est vous qui m’avez traquenardée dans la pièce pour me faire la morale et me donner des ordres, moi j’ai rien demandé.
- Manon...
- ...
- Je sens bien que tu perds prise ces derniers temps.

C’est con, c’est la dernière chose que j’avais envie d’entendre. Même si j’avais fait ma maligne, façon «on me l’a fait pas, je me ferai pas avoir», j’attendais que ça, qu’elle me la fasse et qu’elle m’ait. Et voilà qu’elle tombait dans le grand panneau «attention chute de clichés».

- Je perds pas prise, vous comprenez rien, je lâche prise. Vous n’avez pas saisi la nuance. A ce titre, vous ne méritez pas que j’écoute vos morales une seconde de plus. Si c’est pour me dire de ne pas le faire, de toute façon, c’est trop tard. Et si c’est pour me dire que c’est mal, alors vous devenez une pas-cool. Et si c’est pour m’encourager... Si c’est pour m’encourager, votre cynisme me dégoûte. Vous êtes foutue. Vous vous êtes traquenardée toute seule. Pourtant je voulais vous laisser une chance. Sérieux.

Et comme elle avait claqué la porte, je vois pas pourquoi moi, qui faisais manifestement preuve de davantage de jugeote, j’aurais pas eu le droit de le faire, résultat, je l’ai fait, voilà. Dans le mauvais sens du terme. C’est à dire en l’excluant.

Pourtant elle a quand même dit quelque chose, en la rouvrant, sur mes pas amers qui résonnaient dans les couloirs.

- Vous n’êtes pas de ceux qui baissent les bras.

Je comprenais pas, j’avais pas l’impression d’avoir abandonné quoique ce soit. Peut-être que mon imperceptible haussement d’épaule l’a amenée à insister.

- Vous n’êtes pas désillusionnée. Vous ne le serez jamais.

Ca m’a fait un pic dans le corps quand elle a dit ça. Je sais plus trop où. Partout sûrement, nulle part à la fois.

-Ha, désillusionnée! Super... Encore faudrait-il que j’ai été illusionnée, j’vous signale.

Je n’avais pas encore relevé qu’elle m’avait vouvoyée pour la première fois.

- Tu n’es ni désillusionnée ni illusionnée, tu aimes les gens, je crois vraiment que tu veux les aimer, et l’essentiel, c’est d'essayer, et de bien le leur expliquer, ils seront d’accord, toujours, tout le monde veut toujours qu’on l’aime.

J’avais ralenti. Non pas que ses mots me parlaient, mais, je sais pas, elle me donnait beaucoup d’elle, je trouvais. Je me devais de l’écouter.

- Vous pourriez me dire de me mêler de ce qui me regarde. Et pourtant vous voulez me laisser parler parce que vous m’aimez. Vous ne devez pas baisser les bras. Vous devez rester une enfant. Vous êtes une formidable enfant.

Je réalisais tout à coup qu’elle me disait «vous».

- Vous m’avez vouvoyée pour me dire de rester une gamine. Vous êtes une super prof mais, sérieux, ne vous reconvertissez pas en psy. Parce que vous seriez nulle.

Elle m’avait vouvoyée. J’étais foutue, adulte, responsable, cramoisie.
J'étais comme elle maintenant, j'essaierai peut-être même d'empêcher les autres de grandir.



Baisser les bras... quelle idée. Toujours je les garde relevés pour danser, faire la fête, commander un autre verre, héler un taxi ou me pendre à tout plein de cous.

Je ne connais plus ni l’espoir ni la colère. L’envie, parfois. Quand eux on le droit de rester dans le bar qui ferme alors que moi non. Et puis juste après, je m’en fous. Ca c’est ce que je connais le mieux. M’en foutre.
Qu’est ce qui compte? Hein? Je demande quand même parfois entre deux vodkas. Hein, dis le moi, toi là, qu’est ce qui compte? A part ton verre à recommander, ta demoiselle à séduire, l’autre à flouer et les blagues du lendemain, à bien construire pour faire rire l’assemblée.
La syntaxe, ça vaut aussi pour l’humour. Certains profs de littérature nous auront au moins servi à se foutre de leur gueule en bon français, c’est toujours ça.
J’ai pas froid parce que j’ai bu et puis après j’ai trop chaud parce que l’alcool s’en va mais pas toi et je ne te voulais pas vraiment dans mon lit, ou pas aussi longtemps. Je parle de rien. Je ris de tout. Je commence à vivre en diagonale.

J’ai mal partout.



Un jour, on croise une amie qu’on n’avait pas vu depuis au moins aussi longtemps que l’espoir. Elle était restée dans une cave, elle aussi, en quelque sorte. Je marchais comme ça, je sais plus trop pourquoi d’ailleurs, je me rendais pas loin de là où il fallait, à peu près à l’heure requise et j’avais même pas froid. J’avais plus envie d’écrire, ni de lire, le cinéma, j’y allais plus et les conversations sentaient la mauvaise haleine de l’alcool ou le chewing-gum poli. Les gens grelottaient, je crois, j’en suis même pas sûre parce que j’avais du mal à les considérer comme des gens, alors je peinais à leur attribuer des sensations humaines. Des trucs qui viendraient du corps, je pensais que plus personne faisait ça.
On m’avait bousculée et, quand même, l’espace d’une seconde je m’étais dit qu’à une époque, lointaine, presque antérieure à moi même, j’avais été une fille qui refusait qu’on la bouscule.
Je me disais qu’en même temps, refuser qu’on nous bouscule ne nous assurait pas du fait qu’on ne nous bouscule plus jamais, mais que quand même... le refuser nous poussait peut-être à leur expliquer qu’il ne fallait pas faire ça, parce que ne pas considérer les gens et ne même plus se rendre compte qu’ils étaient forcément du genre à ne pas apprécier qu’on les bouscule, c’était être une vieille peau. Et puis je me disais que je divaguais, d’ailleurs ça m’avait fait perdre un temps fou, j’avais pas sorti ma carte de transport alors que j'étais déjà presque dans les escaliers du métro. C’est comme si je n’avais rien pensé du tout, et que personne ne m’avait bousculée, ou alors y’a très longtemps.

- Manon?!

Ca me rebouscule, mais plus gentiment.

-Je te suis rentrée dedans mais comme une furie! t’as pas vue? Je faisais tomber mon téléphone et je savais plus où j’en étais et pour le rattraper sans raccrocher j’ai fait n’importe quoi je t’ai bousculée et puis j’ai cru te reconnaître et puis c’est bizarre parce que comme tu t’es pas retournée je me suis dit que ça pouvait pas être toi parce que pour moi, toi, tu te serais retournée pour m’insulter tu vois, mais c’est con, je sais pas pourquoi je pense ça et puis je t’ai observée quand même et je t’ai vue regarder en l’air et t’arrêter et t’étais comme .... chais pas, ralentie par rapport aux autres gens tu devais penser à un truc fort, j’en sais rien, mais là je me suis dit, alors que je t’avais pas toujours vue de face hein, mais je me suis dit «bon c’est sur c’est elle!»

La fille, enfin, respire. J’en pouvais plus de sa tirade, je souffrais pour elle.

- Ok. Bon, mais, on se connait?
- Ha ha, je te reconnais bien là.

Je pense «super, elle me reconnaît bien là alors que moi je l’ai pas reconnue ailleurs, donc elle me reconnaît deux fois et moi je la remets jamais» mais je dis juste:

- J’étais au ralenti, tu dis?
- C’est marrant, tu vois, j’ai toujours pensé qu’on s’entendrait, un jour.

- Et, ce jour arrivera dans une autre vie non?

- Je suis de très bonne humeur aujourd'hui. Tu me vexeras pas, tu sais.

- Bah oui, non, j’en n’ai pas envie d’ailleurs. Mais, heu... je comprends pas trop trop...

- T’étais hyper ...


Ok, j’ai compris, elle va me parler de comment j’étais avant, me parler de quelqu’un d’autre, de comme je ne suis plus, et me tuer un peu plus. Ok, on veut m’achever. J’abdique. Voilà, j’abdique. Laissons cette greluche déblatérer et passons à la pharmacie pour acheter plein de médocs, après.

-T’étais hyper... Hyper pareille en fait. T’as pas changé. C’est dingue.

Je. J’ai un peu le souffle coupé. Parce que, si, j’ai changé, si si si, je suis aigrie, j’aime plus personne, d’ailleurs toi même tu m’emmerdes, j’ai pas que ça à faire.

- T’es toujours autant...

Je pense : «autant capable de te tuer?» et encore une fois, je dis rien. J’ai compris la leçon.

-Toujours autant à fond quoi. T’es à fleur de peau. On se le disait souvent.

J’aimerais savoir qui est le «on» mais manifestement ma bouche décide d’autre chose:

-Tu me trouves à fleur de peau?
-Tu plaisantes? Regarde toi. Tout t'énerve, tout te plaît. Ca doit être super fatiguant, sérieux.

Je le prends dedans mes bras. Dedans, vraiment, comme si je voulais tatouer l’accolade dans ma peau. Je sais pas pourquoi je fais ça, je l’aime pas tellement, son parfum est entêtant et vulgaire et puis, quand même, elle m’a bousculée. Je suis fatiguée. Je me repose un peu sur elle, un instant.

J’y repense de temps en temps. Elle a voulu qu’on se voit, moi j’avais envie de tout sauf de ça, c’était pas ma came et, ça va hein, bon, peut-être m’avait-elle sortie de mon hibernation, mais, elle n’en savait rien et puis, elle aurait pas compris. C’est pas parce que je l’avais prise dedans mes bras qu’on était liées à la vie à la mort. Compte tenu du nombre de gens que j’aimais à crever et que j’avais jamais pris dans mes bras, cette théorie ne marchait pas.

Je baissais pas les bras, je les levais pas non plus, je les posais sur mes hanches, comme ça, comme quelqu’un qui réfléchirait dans un film muet; la gestuelle bien exagérée pour qu’on comprenne sans les paroles. Et sans les paroles, mes mains sur mes mes hanches, je me disais «alors comme ça, y’a des gens que t’aimes à en crever?»

Parce que je me dis «tu» quand je me parle.

Y’avait des gens que j’aimais à en crever.

Certains morceaux ne durent pas assez longtemps et il m’arrive de jeter des livres, tout à coup, vite, pour ne pas les finir. Je les cache, comme ça je sais qu’il me reste du bonheur quelque part. Les gens, certains, seraient comme ces bouts de livres et les chansons qui restent dans la tête. Et moi, je serais comme une enfant qui se remettrait aux métaphores, pour voir si leur place est assez chaude, encore, pour que je ne me moque plus d’elles.

La colère et l’espoir avaient réduit leur champ d’action, comme prévu. De beaucoup. Beaucoup-beaucoup.
On était passé, eux, et moi avec, à 6 milliards et quelques à une vingtaine de personnes. Puis, on a avait réalisé qu'il restait encore du linge sale dans la séléction, alors on avait encore réduit et on était arrivé à un petit noyau de 5,6 élus. Du beau vrai licenciement.
J’étais exclue du monde parce que j’avais décidé de me tenir à l'écart, peut-être. Je voulais pas le détester mais ça avait été pour mieux me protéger, on aurait dit.
Et, là, comme ça, je réalisais dans mon mètre 60 que j’avais toujours la même colère et toujours le même espoir, et que j’avais mis potentiellement l’un et nécessairement l’autre dans ces 5,6 pauvres bougres.

Si ceux là me décevaient, si j’avais mal prévu mon coup, j’irai sûrement acheter tellement de canettes de bières qu’une lapidation de tigre en direct ne me ferait ni chaud ni froid, comme quand les saisons n’avaient pas de température ni d’emprise sur le corps que j’habitais plus.

J’avais encore fait la gamine.

Et levé les bras trop haut.

Si ça se trouve, j’étais intacte.

Mais ceux que j’aimais, ça pouvait pas être autrement: ils étaient le monde, le grand, ils allaient se sauver et m’aider à le faire aussi. Ils avaient forcément 5,6 victimes auxquelles ils accrochaient leur naïveté cynique, comme moi. Et ainsi de suite. Ca allait marcher.

Et puis, même s’ils étaient pas nombreux, ils étaient grands, très grands, presque trop grands pour mes petits bras finalement trop courts.

-maispastrop-

Les premiers seront les derniers.

J’étais pas la seule à découvrir toutes ces choses dingues,
mais la première fois que je les ai faites, c’était au moins aussi bien que vos premières fois à vous. Et surtout, c’était les miennes.

De la même façon que je n’ai pas osé égarer ma virginité en public, j’ai préféré ma chambre, aussi, pour ma première cigarette et mon premier joint et ma première prise de conscience du monde et.
Et tout.

Y’avait une porte coulissante en bois, un bois épais qui laissait pas passer grand chose. Ni les odeurs, ni les mots, ni les décibels, ou les larmes; les longs soupirs que nous inspirent nos 15 ans . Parce que, merde, c’est dur quand même.
Et puis je pouvais fermer à clé aussi. Je précise parce que «porte coulissante» peut laisser entendre «intimité zéro», ce qui était loin d’être le cas. Chez moi, j’avais un autre chez moi, et on n’y entrait pas sans frapper. D’ailleurs on n’y entrait jamais vraiment. J’étais au bout de l‘appartement; on me voyait pas rentrer et par où j’étais sortie. On passait la tête, pour proposer «à table» ou ordonner «baisse cette musique» mais pas davantage. C’était mon chez moi à moi chez ma mère chez elle.
Le truc de la porte, c’était arrivé assez tard, vers mes 12 ans, quand on m’a collé un début de poitrine, j’ai exigé une serrure; puisque j’en avais une sur mon journal intime, ça me semblait implacablement logique, je devenais secrète et cachottière, collectionneuse de verrous en tous genre, et puis c’était marre.
Avant mes 12 ans, ma serrure était autrement plus conviviale: comme dans un film de famille un peu bidon qui sortirait en salle au mois d'août, j’étais une enfant fraîche, qui exigeait juste un mot de passe qu’on trouvait en s’adonnant à une fouille intempestive d’indices subtilement dissimulés dans les litières des chats ou écrits au marqueur dans l’allu qui entourait le poulet du midi. Ou glissés, justement dans le trou de la serrure qui n’avait pas encore de clé à l’époque.
Alors, ça m’amusait davantage de créer l’indice et d’entendre ma mère jouer le jeu que d’avoir 15 ans et simplement fermer ma porte à double tour et ressembler aux adolescents que les magazines décrivent. Du genre, les ados qui ont besoin d’intimité. Et de respect. Et de Nirvana très fort. Et peut-être même d’insultes à l’égard de celle qui porte l’utérus qui nous a permis de connaître Kurt chéri d’amour. Bref. J’ai bien fait mon boulot de «celle qui est là mais qui voulait pas et à qui on n’a pas demandé son avis alors faut pas l’emmerder, ok»?

La porte en bois, je l’ai pas claquée, puisqu’elle coulissait, mais je l’ai coulissée très fort pour marquer la rebelle que j’étais devenue. Beaucoup. Dont un nombre incalculable de fois inutiles et théâtralement exagérées.
Ca fait son petit effet aussi, quand ça glisse d’un coup d’un seul, et, me concernant, c’était bruyant comme j’aimais.
Le problème, c’est que, contrairement aux vraies portes qui, quand on les claque se ferment, celle là se rétractait après l’élan, et malgré mon envie de me tenir loin et coupée du monde trop dégueulasse et tout, laissait par là-même le centimètre suffisant pour entendre le petit rire étouffé de ma mère. Elle trouvait ça ridicule faut croire. Alors qu’il n’y avait rien de plus sérieux.
C’était la première porte que je claquais, c’est pas rien.

Mon premier joint avait un goût d’attaque nucléaire, selon les dires de ma gorge. Bien m’en a pris de faire ça dans mon chez moi du chez moi avec un ami de confiance. On était pas beaux à voir mais de toute façon, on s’en foutait royalement. Je crois qu’on avait trop chargé le pétard, dilettantes qu’on était. On vérifiait la véracité de la rumeur des garçons en 3° qui disaient que ça faisait rire et que ça donnait faim.
Je me souviens avoir élaboré toute une théorie, ce soir là, pour convaincre ma mère de mettre un frigo dans ma chambre. Et puis, le lendemain, j’avais réalisé qu’elle était cap’ d’accepter juste pour me voir comprendre que, vide, il ne servait à rien. J’avais pas demandé ça pour Noël finalement. De toute façon, on fêtait pas Noël.

La première cigarette était arrivée avant encore.
Ridiculement petite, du genre à tenir à 3 comme moi sur une banquette de voiture, je dormais un week end sur 2 à l’arrière d’une BMW kaki décapotable qui roulait très tôt et très vite sur l’autoroute. Et de 6h à 8h, des volutes séductrices arrivaient régulièrement jusqu’à mes naseaux frétillants. On ouvrait la fenêtre bien sûr, mais l’air n’y changeait pas grand chose, au contraire, il cristallisait l’odeur. Je trouvais le parfum follement super. Je voulais pas nécessairement en avoir, je savais que c’était pas de mon âge, mais pour moi, et, chacun ses goûts, ça sentait foutrement bon.

Alors quand on a eu l’âge que ce soit presque de notre âge de s’acheter un paquet de Marlboro Light par 10, ça a fait ni une ni deux, j’ai foncé et j’ai voulu vivre ce moment, dans mon chez moi de chez moi, pas avec les autres petites frappes dans le square à côté du collège. Pour moi, c’était un Moment, pour de vrai.
J’avais pas claqué la porte coulissante mais, au contraire,j’avais attendu que la maison dorme et je l’avais fermée tout doucement, j’avais marché sur les lattes du plancher qui grinçaient le moins et ouvert mes fenêtres, tout en veillant à ce qu’aucun voisin ne me voie. Je pensais sûrement que les voisins, c’était comme les premiers de la classe et que ça allait cafter. Dans le noir, invisible, excitée comme un pou, j’avais allumé le truc un peu comme ça, sans savoir, mais avec la folle envie de retrouver cette odeur de la banquette arrière et de pouvoir sortir de moi une fumée élégante et malléable. J’avais vu trop de films avec Humphrey et Lauren. Et j’avais toujours trouvé le mot «volutes» attractif.





J’avais sorti mon premier briquet, un Bic, je me souviens. Noir et tout. Parce que moi je voulais pas en faire des tonnes et me la raconter avec un imprimé hippie ou hip hop ou hop là, noir c’était parfait; c’était ma façon de crâner à moi, j’imagine. Et j’avais inspiré en me rappelant ce que Ludovic avait dit:

Tu aspires, tu as la fumée dans ta bouche et là, t’imagines que ta mère te voit et tu fais «Haaaan ! Maman», faut que ça touche ta luette en fait, au fond, peut-être que tu vas tousser, et puis tu recraches».
J’avais pas prévu qu’en plus de l’odeur que je voulais retrouver, il y aurait un goût. Le goût ne m’a ni plu ni déplu. Bon. J’ai pas retrouvé l’odeur. Soit. La cigarette était même pas finie que je rentrais déjà la cassette d’Aerosmith dans mon walkman en pensant à autre chose. J’étais même plus concentrée sur l’événement. C’était une déconvenue insipide, à peine j’avais commencé que j’étais déjà habituée, presque dépendante. Les mecs font bien leur boulot avec tout ce qu’ils mettent dedans, ils créent une déception séduisante et additive; non vraiment, y’a pas à dire, c’est un truc de pro.

Après les Marloboro et les joints, je suis passée aux garçons. Chaque chose en son temps.
J’avais oublié jusqu’à il y a une semaine ma première fois avec un garçon. Non pas que je n’y accorde aucune importance, mais j’avais choisi de garder le deuxième souvenir, le premier étant peut-être un peu, disons, bref; mais en vidant la pièce qui était ma chambre, mon chez moi, ma mémoire a jugé bon de remettre les pendules à l’heure et, comme on dit, «tout est revenu».
Ma première fois avec un garçon était aussi chez moi; comme une fille, j’avais voulu mon lit, ma déco, mon décor, le risque de me faire surprendre par ma mère, et mon matin. Peut-être finalement que je n’y ai pas tenu tant que ça, peut-être que c’est simplement dans mon chez moi que la mini nana que j’étais était cap de faire la Chose et que les choses se sont naturellement enchaînées, si je puis m’exprimer ainsi. Le garçon avait eu le droit de dormir chez moi, mais il était question qu’il reste dans la chambre d’amis, d’invités. On a cessé d’être amis quand je l’ai invité à me rejoindre chez moi et que, un peu comme pour l’attaque nucléaire du joint et l’évidence de la cigarette, ma première fois avec un garçon ne faisait pas tant clore le désert de l’avant qu’annoncer l’excès de l'après.

Y’a eu plein d’autres premières fois dans le chez moi de mon chez moi.
Y’a eu la première fois où une femme m’a proposé de venir vivre avec elle. Avec elle et son mari. Qui avait 3 autres femmes, en dehors d’elle j’entends. Y’a eu le suicide du voisin, qui a atterri dans notre cour, la tête dans la vigne vierge. Y’a eu l’incendie d’une rue entière, que je voyais, pétrifiée depuis ma chambre. Y’a eu mes premières règles, la preuve que j’étais humaine et cap de faire des humains comme moi qu’ auraient plein de premières fois. Y’a eu la première fois où je me suis réveillée avec un garçon dont j’étais incapable de penser quoique ce soit sinon qu’il fallait absolument qu’il reste emboîté, comme ça, à mon corps, en chaise. Y’a eu les premières lettres, écrites, reçues, et la révélation du plaisir qui accompagnait l’affaire. Y’a eu la première tromperie et la découverte de la raison d’être du mythe consistant à affirmer que ça blesse les garçons d’être embrassé juste après leur meilleur ami. Ou juste avant. Y’a eu la première naissance, à laquelle je ne comprenais rien. Par où t’es rentré et tout. La première mort, à laquelle je ne comprenais rien non plus. Par où t’es sorti et compagnie. Y’ a eu le premier livre que j’ai refermé sur mon torse en me demandant si un jour, je vivrai dans la vie aussi profondément que ça peut l’être par écrit. Y’a eu la première dernière page d’un livre. Y’a eu la première fois où j’ai réalisé que c’était les livres qui allaient m’écarter de pas mal d’énième fois inutiles et il y a eu aussi le jour où j’ai réalisé que je commençais à avoir fait le tour des «premières fois».

Bien sûr, un jour j’aurai mes premières rides. Et mes premières pluies acides. Je sais que ça viendra par paquet, que je ne saurai plus trop distinguer l’histoire dans l’historique et qu’en terme de première fois d’enfant, entre guillemets, j’arrive au bout; au bout du début.

Alors, il y’a eu la première fois où je me suis sentie non pas adulte ni grande, que nenni, la première fois où je me suis sentie d’aller à l’étranger avec un garçon sans bagage, plutôt. Et de quitter mon chez moi du chez moi. Sans trop y penser, juste happée par l’aspiration inspirante de l’à venir, à l’aveuglette, comme ça, pouf.



Et puis, dans le même élan, la première fois où j’ai pris mes CD du chez moi de mon plus trop chez moi pour les mettre dans un ailleurs, et la première fois où mon ancien chez moi est devenu un bureau rempli de trucs excessivement sérieux et la première fois où le chez moi de mon chez moi était dans un nouvel appartement, le «chez moi» d’un autre, disques et tout y compris, mais plus du tout là où j’avais eu mes premiers rapports nucléaires. C’est passé sans prévenir, j’avais encore les clés de là bas et il y restait quelques affaires dont personne n’avait jugé utile de se séparer et qui avaient l’avantage d’entretenir un bordel qui n’existait plus réellement et de marquer un territoire qui n’était plus à personne. J’avais jamais pensé à la première fois de ma mère qui voit partir sa fille et qui, peut-être, passe devant une chambre vide où y’a même pus de musique à baisser.

Les chats me reconnaissaient moins facilement; parfois, un ustensile de cuisine changeait de place sans que j’en aie été prévenue en première dépêche, parfois, la cuisine elle-même changeait de place, et les voisins faisaient des enfants, je veux dire des enfants qui grandissaient en plus, et qui allaient m'appeler madame dans le hall d’un immeuble où j’avais même pas été ne serait-ce qu’une demoiselle.

L'appartement, mon premier appartement, je saurai le dessiner les yeux fermés, les poings liés. Pourtant, quand je veux le décrire, le raconter à un autre, tout se mélange et je réalise que je n’ai jamais fait vraiment attention à lui; parce qu’il était là, toujours là, comme un membre de la famille j’imagine. Les gens qu’on voit tous les jours, on n’est pas capable de remarquer s’ils ont minci, et on est toujours les derniers à comprendre qu’ils s’en vont.
Il est compliqué cet appartement, il est fait en U, autour d’une cour. On voulait faire de la cour une vraie véranda et casser les murs pour en faire un O idyllique. On aurait eu un petite mare, avec des petits poissons, pour amuser les gros chats. On avait pensé à un perroquet, puis 2 pour qu’il(s) ne s’ennuie(nt) pas. Et puis, on s’était dit qu’un perroquet ou 2 dans une véranda à Paris, c’était un peu comme poser nos chats sur une branche dans le désert. Sans compter que ça vit longtemps, un perroquet. Alors on savait qu’une de nous 2 allait mourir avant eux, c’est un aperçu qui nous avait un peu soupé l’envie. Et puis de toute façon, la copropriété avait refusé l’idée de la véranda. Parce qu’ils auraient pas supporté la jalousie que leur aurait inspiré chaque jour la vue sur notre eden. Bon.
Les salles de bains ont changé de pièces, le couloir est devenu un dressing, la chambre a exigé une mezzanine et le piano a refusé d’être autant dans les courants d’air. Pendant les travaux, on vivotait autour d’un bec benzène dans une moitié d’appartement et on continuait de dessiner des plans d’architecte pas trop mauvais pour d’autres projets pas toujours réalisables.
Tout ce qui aurait pu être possible, je m’en souviens comme si c’était hier. Mais la salle de bain aux mosaïques turquoises sur lesquelles on écrivait pour que j’apprenne à lire, depuis la baignoire sabot, c’est comme si c’était pas ma vie. Faut qu’on me raconte sinon je me souviens pas. J’oublie pas la couleur de tes yeux, elle est comme un doudou pour moi, mais je regarde dedans tous les jours, alors je sais plus vraiment les nuances et combien t’en as.

Y’a eu une autre première fois à laquelle j’étais pas préparée.
Souvent, de nos jours, les dates importantes marquant une période non moins mémorable naissent dans des combinés de téléphone.

-Allô? -Oui, alors, il faut que tu me dises si tu veux des plantes et de la vaisselle parce que là, ça y est, la vente est en cours, j’ai un acheteur, et je veux pas tout garder, hein, donc tu viens faire le tri. -Heu, ... allô?

Ca peut pas être à moi qu’on parle.
Y’a pas 36000 possibilités.
Soit un membre de la famille meurt d’un coup d’un seul et c’est trop foudroyant et on parle pas tout de suite de vaisselle; soit un membre de la famille meurt des suites d’une longue maladie et je me serais attendue à ce moment auquel cas j’aurais pas été foudroyée à ce point.
Ni l’un ni l’autre.
Je me sens flouée.
Je me sens haineuse du monde entier. Encore un truc qu’on goupille dans mon dos. Foutus capitalistes. J’ai envie de coulisser ma porte comme jamais. Kurt, steupl’, chante pour moi.


C’était une première fois qui en annonçait d’autres, une réaction en chienne, un effet boule de neige, en hiver, et moi qui me sentais comme un cliché.
Après, y’a eu cette première fois où il a fallu mettre les livres dans des cartons et les miroirs dans des tissus. Je me sentais lâche, c’est absurde, mais je me sentais lâche de partir avant que ce soit la fin. Je voyais pas l’utilité de décider s’il fallait ou non garder les photos de colonies où je ne me souvenais pas avoir été, s’il était urgent de jeter des livres dont on est le héros, dans une nouvelle vie où j’étais manifestement un personnage secondaire. Les choses se faisaient sans moi, et encore une fois, j’arrivais pas à me faire à l’idée, pourtant, «en amour» comme on dit, «en amitié» comme on croit, je suis la première à partir avant les ruines, mais là, vraiment... Il fallait que tout soit tombé, que l’endroit soit démoli ou peut-être simplement haï pour que j’accepte de faire table rase.

Je repose un carton K7 audio.
-Je...Excuse moi, juste, je me dis un truc là, pourquoi tu partirais pas quand ce sera la fin plutôt?
-Pardon? Tu veux dire quand je mourrai? C’est agréable...
-Mais non, rhoooo, la fin, la fin d’ici quoi.
-Mais... C’est la fin, Manon. Les papiers sont signés. On va pas attendre un ouragan quand même.
Je le sais, là, j’ai renfrogné ma tête, un peu en arrière, ce qui me fait une sorte de double menton tout à fait attrayant, je le sais, j’ai eu 12 ans en une seconde.
-Trop pas. Il est encore là l’appart. Il est pas fini. Regarde.Tu pars mais bon, j’veux dire, tu vois quoi, c’est trop pas la fin, attends.
-Qu’est ce que tu parles mal. C’est quoi ces phrases? Et elle rit.
-On s’en fout de comment je parle, ce qui compte c’est ce que je dis.
-Et tu dis n’importe quoi. La fin c’est maintenant. Vis le tout de suite.
-Nan. Nan, je suis pas d’accord.





-Bon, écoute, on en parle dans le camion, ok? Tu peux descendre ces cartons?

Les trucs un peu tristes se passent toujours très vite ou c’est juste pour moi?
A peine j’avais réalisé la rupture qu’on rendait déjà les clés. J’étais adulte en un claquement de doigt. J’avais même pas eu le temps d’enlever le porte clé en forme de langue Rolling Stones.
Ca voudrait dire que chez moi maintenant, c’est là où j’habite? Là où rien n’est jamais rangé, là où ce serait pas de refus qu’une porte coulisse tellement j’y ai installé la continuité de mes colères de mes 15 ans; ça voudrait die que je suis une adulte et que toi, qui pars de là, t’es vieille et que, eux, qui s’installent chez nous, ils ont toute la vie devant eux?
Non mais ho. Et tout le monde fait ça? Et les gens s’en sortent? Et c’est une préoccupation bourgeoise? Et t’en as d’autres des scoops dans le genre?

J’ai du y repasser, pour régler des broutilles soit disant.

Je ne sais pas si découvrir le chez soi de son chez soi vide et seul, où les soupirs qui nous échappent résonnent comme en enfer en se répercutant sur des murs dépités d’être déshabillés, où le sol a gardé la trace d’un lit qui a dormi là 18 ans, l’emplacement où un poster Mickey avait été remplacé par un poster Nina Hagen qui avait été remplacé par des inscriptions à même le mur, et voir pour la première fois l’espace sans le contenu, comme un corps, en fait, comme un corps déjà froid... je sais pas si on peut appeler ça «régler des broutilles».
On règle rien, on découvre des nouveaux couloirs dans notre tête.
Et on aimerait beaucoup que ce soit des broutilles, ces couloirs. On aimerait être une broutille, en fait, de haut en bas. Et que les couloirs ne mènent pas à des culs de sacs poussiéreux.

C’est la première fois que je me dis que tous ceux qui n’auront pas vu cet endroit ne me connaîtront jamais vraiment. Et c’est peut-être aussi bien, le temps me le dira. Le temps a plein d’occases.

J’aurai d’autres premières fois, j’en doute pas. J’aurai mon premier avortement, mon premier deuil, mon premier accident, ma première dette, mon premier dernier, mon premier dentier, mon premier souvenir amusé de tout ça, un jour, sûrement, mon premier dernier souffle, j’en doute pas.
Mais on a qu’un mausolée, et à chaque fois que je passerai sous les fenêtres de là bas, c’est à dire mes fenêtres à moi, si je vois de la lumière et de la vie, ça m'enlèvera un peu des 2, à moi.

-maispastrop-

...et la caravane passe...

Pourvu que le chauffage soit allumé.


J’ai les doigts encore envahis de la fin Décembre.
L’engourdissement me rappelle les fois où après que les hôtes d’un dîner soient partis, je réalisais en rangeant que les quelques verres de vin (j’entends les quelques verres de trop) avaient occupé mon temps et découragé mon envie d’écrire. L’hiver passe souvent en pages blanches, à force de devoir plier mes doigts, puis les déplier, puis souffler dessus, puis sautiller, puis mettre un disque, puis danser, puis répondre au téléphone puis avoir faim, puis... réaliser que je m’étais couchée au lieu d’écrire, tout ça à cause d’une paralysie digitale partielle. C’est comme si mon âme résidait dans mes dernières phalanges. Et qu’on me l'anesthésiait à grand renfort de températures négatives.

La différence de taille, aujourd’hui, c’est que je rentre certes frigorifiée mais sobre comme un mormon et munie d’une paire de gant. Oui, parce 2 pintes, et 1 double pastis, pour mon foie, c’est une blague de débutant. C’est comme ça, n’est pas cow boy qui veut. Et même qu’il arrive que soient cow boys ceux qui ne le voulaient pas tant que ça. La preuve.
Bref.
Et le bout de mes doigts n’a pas froid, au contraire, il s’échauffe d’impatience, il frétille et souffre presque en sentant le désir du clavier gonfler si fort sous son ongle.

J’espère quand même que j’aurais pensé à allumer le chauffage avant de partir, après m’être préparée, histoire qu’il ne fasse pas plus froid chez moi que dehors. Je croise les doigts opérationnels.

Ma porte s’ouvre sur une vague de tiédeur bienveillante et j’ai une pensée furtive mais vraiment compatissante pour ceux qui peignaient ou écrivaient ou réparaient des voitures dans le froid, à l’époque où c’était pas franchement eau et gaz à tous les étages.
Je laisse l’air sibérien sur le perron et j’ouvre la boîte de pandore MacBook.

Malgré le plaisir sensuel que je ressens à faire glisser les stries de mes empreintes digitales sur l’Azertyuiop, je n’arrive pas à l’exprimer; toutes mes pensées sont envahies par l'énervement que j’ai éprouvé ces derniers jours à devoir évoluer au milieu de pattes qui courent de grands magasins en vendeurs de sapins, de bras chargés de bolduc et de papiers cadeaux au goût franchement douteux et aux têtes remplies d’étoiles sans qu’on sache vraiment pourquoi. Quant aux bouches déblatérant des monologues hantés par 2 dates qui, si l’on en croit l’engouement général, doivent forcément posséder la clé du bonheur ou peut-être la recette contre la faim dans le monde, elles ne me poussent qu’à appréhender davantage le 25 et le 31 de ce mois.

C’est pas une histoire de famille, d’en avoir ou pas, même si, la mienne, de famille, se résume à une génitrice et trois félins; ça fait pas beaucoup de cadeaux les félins en plus, 25 décembre ou pas. La famille, c’est pas la question. J'ai connu les grandes tables remplies au point qu'on ne reconnaisse plus bien quel est ce cousin là bas au bout. J'ai connu ça et j'en suis revenue. Pour preuve: ma famille constituée d'une génitrice et de 3 félins. Si on y regarde de plus près, c'est pas si sacré que ça le lien de sang, je vous jure; ça se renie en 2 temps 3 mouvements.

C'est pas une histoire de parenté donc, ou même de foyer. C’est principalement une affaire de sommes d’argent aberrantes, d’hypocrisie de belles doches, de vantardise de vaisselle de Limoges, de bêtisiers et de best of, de personnalités de l’année qui sont toujours les mêmes ignares et d’enfants qui ne pourront pas crâner à la rentrée parce qu’ils n’ont pas eu la bonne marque. C’est une histoire de dictature émotionnelle et de compétition de bonheur. Tout ça dans un pays qui se prétend laïque mais qui ne peut s’empêcher de balancer pub pour parfum sur pub pour bijou en l’honneur d’un type qui n’en portait sûrement pas beaucoup et que tout ça dégoûterait outre mesure si l’on en croit les rumeurs circulant à son sujet.



Quelques amies néanmoins m'attendrissent par l'enchantement enfantin avec lequel elles attendent l'événement. Mais on n'est pas des enfants, en décembre, on est des portefeuilles. Et l'enchantement ne dure que le temps d'une chanson.

http://www.deezer.com/en/#music/result/all/barbara%20noel


-Et toi, ton Noël?
-Bah, bien, ouais.

-Ah, «bien» c’est tout?

-Oui, enfin, c’est à dire, très bien mangé, bien bu, et voilà quoi.

-Ah... Désolé.


M’enfin, voilà autre chose. Je n’ai en effet pas eu à subir les nouvelles guirlandes lumineuses criardes sur un sapin d'élevage au pied duquel des enfants bruyants déchireraient des paquets aux imprimés crétinisants qui regorgent d’inutilités fabriquées par d’autres enfants qui n’ont jamais eu vraiment le temps de croire au père Coca Cola.



La-belle-affaire.



-Et ton jour de l’An alors?
-L’enfer, on s’est retrouvés à pas avoir de métro et à s’embrasser dans la rue alors qu’il faisait -4.
-Ah ouais, dur.
Et toi?
-Moi: in-cro-ya-ble: on était dans une grande maison avec un feu de cheminée et du champ’ à gogo.

-Han, la chaaaaaaance.


En effet, je ne considère pas plus grave de me les peler le 31 qu’un autre jour et, en effet, il m’arrive de boire du champagne dans une grande maison plus souvent qu’une seule fois dans l’année.


La-belle-jambe.

-Et l'esprit de famille t'en fais quoi?
-Heu, des serpentins non?
-Non mais sérieusement.
-Sérieusement, t'es sérieuse?
-L'esprit de famille de Noël, quand même!
-Ah mais parce que l'esprit de famille c'est 1 fois par an? Ah, bon, moi je croyais que la famille c'était justement tous les jours. Les gens que je dois voir obligatoirement une fois par an, je crèverai avant de leur donner le petit nom de "famille".
-Mais, et les cadeaux? T'aimes pas ça les cadeaux?
-J'aime pas avoir à chercher les magasins où les changer, en fait.
-Mais, y'en a toujours qui marquent le coup, c'est Noël quand même.
-Ah parce que ça aussi, les cadeaux, c'est qu'une fois par an?
-Non mais tu vois c'est symbolique quoi.
-Symbolique de quoi au fait, rappelle moi.
-...
-Le seul symbole que je vois rattaché à cette date, c'est la naissance d'un type qui représente une religion à laquelle tu ne crois pas -dis moi si je me trompe- récupéré par un système bienheureux de pouvoir en faire sa vache à lait -dis moi si je me trompe-.
-Mais alors t'aimes pas Noël?
-Nan. Et, tu sais pas quoi? je suis pas la seule même que. Un jour on sera des millions et on inversera l'ordre des choses et les écrans plats, les petits bracelets et les chèque cadeaux feront moins les malins.

Et puis les festins qui terminent en réglement de comptes entre deux cousins que tout a toujours séparé... très peu pour moi.



C’est toute cette hargne qui sort de mes index, mes annulaires et mes majeurs alors que foncièrement, là, je suis bien. Même si je ne tape qu’avec 3 doigts.

Foncièrement j’aime cette période de l’année pour sa beauté figée et la nuit, synonyme de chaleur et de fêtes ou de couettes et de galipettes, qui tombe plus tôt. J’aime l’engourdissement de mes joues et le sang qui fouette mes oreilles. J’aime le sentiment que ma maison est impénétrable, derrière mes fenêtres, quand la météo daigne nous offrir quelques flocons.
J’aime même les démarches de colvert qu’on adopte prudemment quand on doit affronter les dits flocons transformés en boue glissante.
J’aime l’idée qu’une nouvelle année arrive, c’est toujours ça de pris et toujours ça de perdu, c’est aussi l’occasion d’admettre qu’il n’y a pas que pour moi que le temps passe et de réaliser que je n’ai pas la pire des façons de le dépenser.

Mais je suis parasitée à droite à gauche et de haut en bas. Ca ne parle que de vent. C’est partout et tout le temps, à la radio, dans les journaux, dans des bouches que j’aime embrasser, dans l’air, dans l’ère, et j’étouffe en hiver comme au milieu d’un été embouteillé à Mexico.


Oh et puis, toutes ces coutumes, toutes ces habitudes, ces calendriers ... comme si on en n'était pas déjà empêtrés à tout bout de champ.
J’aimerais juste que ce satané mois béni soit consacré à manger du foie gras, à boire du vin, qu’on m’apprenne à lancer un feu de cheminée aussi, et qu’on garde les beaux sentiments pour les 363 autres jours délaissés. Si c’est pas trop demander au type barbu pour tous les petits rhésus. Même s'ils sont pas des anges.



Merry Christ my ass.

-maispastrop-