La vie en fille d'attente.

Parfois, c’est d’une vie de vieille fille dont j’ai besoin.
Une vieille fille riche, s’entend.
Un grand appartement, aux couloirs interminables agrémentés de cadres remplis de photos sépia de familles qu’on a peut-être jamais connues, qui ne sont même pas des branches de mon arbre, si ça se trouve. Un piano, qui prend la poussière à force de n’être que trop peu aimé. Des livres reliés, aux pages encore scellées. Un plancher en bois ciré, un de ceux qui grince dès qu’on y fait 2,3 pas de fox trot de trop.
Et un environnement de vieux, plongé dans la naphtaline. Quelque chose qui serait déjà décalé de la vie, du cours de la vie, et figé pour toujours, en dehors, ailleurs, envers et contre les modes des canapés design et des feng shui-fait chier.

La rue pourrait continuer de fourmiller, le JT pourrait annoncer encore des nouvelles morts, des menaces, un tremblement de terre imminent, peut-être, rien ne bougerait. Paisible. Inaltérable. Loin.

Un contexte qui ne me rappellerait en rien, jamais, que j’ai, paraît-il, toute la vie devant moi.
Parce que c’est en ayant toute la vie devant moi que je prends le temps de ne jamais m’en occuper. Je ne prends jamais le temps de m’en occuper, de ma vie devant moi, parce que j’ai des amis de mon âge à voir, de la vodka à boire, des nuits à rattraper, des livres à dévorer, des séries américaines à empiffrer, des rues à arpenter, des trains à rater et beaucoup, beaucoup d’entre deux. Un état mi-pensif mi-léthargique qui m’amène à m’installer à mon bureau et à laisser mes yeux traîner sur les tickets de carte bleue du week-end. Pendant plusieurs heures, j’veux dire, mes yeux font ça, ils traînent sur les tickets de carte bleue du week-end.


Si seulement ces tickets de carte bleue m’inspiraient une idée révolutionnaire qui renverserait le monde et étoufferait les méchants... Mais non, devant ces tickets où, déjà, le carbone pâlit, je me pâme, d’abord, d’avoir passé une formidable soirée. Je découvre ensuite le montant, formidable, lui, aussi. Et puis, je blêmis et j’essaie de me rappeler. C’est moi, la méchante étouffée, maintenant. De formidable, ma soirée passe à formidiable. C’est comme ça que je dis, depuis peu, pour qualifier une soirée dont je pourrais jurer qu’elle était sensas’ mais que je ne peux me remémorer que par shots de souvenirs. Et puis, généralement, c’est à ce moment là que je pense à l’incalculable quantité d’€ investis dans des trous noirs. Autant de biffetons, qui, si je les avais économisé consciencieusement, m’auraient permis de ne plus avoir peur d’en dépenser plus que je n’en ai. Je vis tellement au dessus de mes moyens que de tout là haut, ils ont l’air encore plus petits.Il paraît que ça peut pas durer.

Je ne suis pas la première à le dire, je serai pas non plus la dernière: si j’avais été très riche, j’aurais été autrement géniale. J’aurais offert à ma vie ce que je lui promettais, petite, dans le Dear Diary.
Je ne dis pas que j’aurais exclusivement oeuvré pour l’humanité ou remué ciel et terre pour la couche d’ozone. Si ça se trouve, j’aurais même pas «fait» danseuse étoile qui sauve des lions pendant les vacances. J’aurais été la même finalement, mais en mieux, en un million d’€ de fois mieux.
Une sorte d’oisive jouisseuse, sur un plus beau canapé. Entourée d’horloges qui n’indiquent que les saisons. C’est vraiment tout ce qui compte, les saisons; les heures, elles ont même pas de personnalité à elles. 
Et, surtout, quelqu’un se serait occupé de ranger le désordre de mon jeudi soir. Alors, le vendredi, j’aurais pu m’attabler devant un bureau débarrassé de tous ces tickets de carte bleue; un bureau ami, qui ne m’aurait pas déconcentrée. Et, cerise sur Ladurée, je n’aurais pas culpabilisé.

Pour qu’il n’y ait pas méprise, je le précise: je suis pas à plaindre, et d’ailleurs, je ne me plains pas. Je sais simplement que l’argent et le temps me gâchent. L’argent que je n’ai pas, le temps que j’ai décidé de prendre quand même. L’argent qui manque et le temps qu’il reste, en somme.


Personnellement, je n’ai..., je n'aurais aucun problème avec l’idée de vivre dans un lit à écrire et lire et et manger, et d’autres trucs qu’on fait allongée et du genre qu’on couche pas sur le papier. L’ambition, la carrière, la reconnaissance, tout ça, ça me passe bien au dessus de mon mètre 60. Un peu trop, j'imagine.
Mais voilà, d’après mon banquier, je ne peux tout simplement pas me le permettre et j’ose dire que je trouve ça incroyablement injuste, ne pas pouvoir se permettre ce pour quoi on a été taillée. Surtout dans la mesure où, non, tout le monde n’aimerait pas vivre au lit à lire et écrire et tout le reste. Non. Je ne prendrais la place de personne. C'est pas vrai. Vous, par exemple, aimeriez-vous le faire? Il y a suffisamment de gens qui veulent déplacer des montagnes, monter une entreprise ou faire des enfants comme ça, il n’y a que ça, d’ailleurs.
Pour de vrai, moi qui aime tellement ne rien faire, je trouve absurde de n’être pas née riche héritière.
C’est un truc que j’ai mis dans ma liste des 10 choses les plus injustes de ma vie, «ne pas être une riche héritière». Et c’est en deuz. La première c’est d’être du genre à mettre cette injustice en deuxième position. La troisième c’est d’être un petit peu folle, bon. Tout ça se goupille finalement pas mal.
Mais le fait d’être un petit peu folle est aussi dans la liste des choses dont je suis contente d’être habitée sans avoir rien demandé. Oui, j’ai aussi cette liste là. Quoi? Je suis un petit peu folle, c’est tout. Et je m’en plains et m’en vante en 3° position de toutes mes listes. Oui, parce que, j’ai d’autres listes. Celles, des livres, des restaurants, des cocktails, des pays, des connards que, si je les croise je leur crache à la gueule, des amours que, s’ils me toisent, je les prends dedans mes bras. A chaque fois, ce qui arrive en 3°, c’est que, soit je suis un petit peu folle, soit, je m’excuse du choix fou du 2° de la liste à cause de ma petite folie.

Une vie de demoiselle, à l’horizontale, d’où tout est toujours plus joli.
Le droit de ne pas me préoccuper du monde, de ne même pas me demander comment je pourrai(s) être utile au déroulement de ce monde, de ne surtout pas réaliser que je ne suis rien et que je ne serai jamais utile à ce pauvre, pauvre monde où toutes les verticalités annoncent autant d’effondrements que les nineoneone et autres esclaves, morts debout pour construire la tour de Shanghai la plus haute de la terre alors qu’on est jamais aussi bien que couché, et que c'est comme ça qu'on devrait tous mourir. 
Une vie de vieille fille, à n’écouter que les radios qui parlent de musique classique et à éviter tout ce qui concerne de près ou de loin, l’Actualité.
Une vie d'ermite, où, cependant, les sushis seraient livrés plus vite, et meilleurs que dans les autres quartiers.
Une vie sans vous, j’imagine, aussi.

Pourtant.



Souvent, c’est une vie de jeune maboule que je mène. J’écris sur la poussière du piano «me voy a la nouba bambalaya, hasta la vista, baby» et avec les virgules.
Je m’écoute parler, avoir des avis sur la vie, la mort, la peine, la peine de mort, l’avortement, et l’amour. Je me moque de moi. Je suis à mon propre spectacle: une demoiselle qui, avec des amis, échange sur ce que d’autres connaissent mieux, connaissent, tout court, mais n'arrivent justement pas à tourner à la plaisanterie. Je me moque de nous. Nous me faisons rire. Et je souris en rêvant, repoussant ce bruit de fin du monde que fait mon réveil pour m’indiquer que la vie m’attend. Qu’elle n’attend que moi, paraît-il.
J’espère qu’elle est patiente.

-maispastrop-

Sans laisser d'adresse

( Si vous n'avez pas pris l'avion cet été, il y a assez peu de chances pour que vous ayez pu vous délécter de cette nouvelle estivale. Ca aurait été terriblement dommage de passer au dessus, n'est ce pas? ) 



Ce matin encore, je me suis levé à l’aube. Mes yeux n’en voulaient pas, mais mon corps a forcé la
main, et dans la salle de bain, je me suis rappelé que j’étais matinal pour une bonne raison. La
meilleure qui existe. La seule, peut-être. Dans le rétroviseur, le chauffeur de taxi surveillait mon
sourire d’un air suspect; c’est à dire qu’on est plus vraiment habitués aux gens heureux. Une fois
arrivé, j’ai compté avec satisfaction les minutes d’avance que j’avais devant moi, je me suis installé
et j’ai attendu.
  
        Ca y est, voilà, je ne ressens plus aucune fatigue. Au lieu de ça, une excitation gamine
circule un peu partout dans un corps que j’estime à chaque fois trop vieux pour s’emballer à ce
point. Je me sens bien, ici; ça me fait cet effet à tous les coups, j’ai l’impression d’être à ma place
plus que nulle part ailleurs. Il y a cette possibilité latente de partir n’importe où, il y a des étrangers
à tous les coins de salles d’attente, et des bagages remplis de souvenirs. Il y a, au delà de tout,
une conviction qu’on n’appartient jamais à rien ni à personne; conviction qui resplendit mieux que
jamais, là, dans cet endroit où tout semble pourtant me posséder tellement il me rend vivant. Je
me sens bien. Je les regarde. 
Je pourrais être cet homme, à ma droite, qui  -si l’on en croit l’empressement qu’il met à se
recoiffer chaque minute- doit certainement retrouver une femme qui lui procure aussi pas mal de
sensations. Je pourrais être cet enfant, qui voyage seul, mais semble accompagné, pourtant, de
toutes ses frasques estivales, comme si elles le protégeaient d’une aura ensoleillée. Je pourrais
être cette femme, cernée par un chagrin que le lieu public et la proximité avec des étrangers
n’arrivent pas à contenir, et qui pleure parce que... elle a du perdre quelqu’un. J’imagine. Peut-être
se rend-elle à un enterrement. Je pourrais être cette femme, mais je ne préfère pas.
Il se trouve que je suis un homme qui aime les aéroports comme certains enfants raffolent des
confiseries: sans retenue, absolument, quitte à s’y casser les dents.
J’ai la chance de les fréquenter 2 à 3 fois par mois. Je me rends bien compte que c’est un luxe.
J’ai lu un truc, un article assez sérieux, qui expliquait que beaucoup de gens n’avaient jamais pris
l’avion. C’est à dire: jamais de leur vie. Des gens que j’ai peut-être croisés dans le métro, et tout.
L'intérêt de l’article consistait à s'intéresser à des témoins qui étaient déjà vieux. Parce que, moi
non plus, à 25 ans, je n’avais jamais pris l’avion. Or, ces gens, dans l’article respectable, là, ils
avaient un âge tout à fait idéal pour attraper le lecteur, faire en sorte qu’il se sente sinon concerné,
au moins compatissant. J’avais compati à fond les ballons. Je me souviens «Paul a vécu 67 ans
dans le Larzac et ne l’a jamais quitté». 67 ans quand même, c’est pas rien, je me dis.
Je me demande s’il y a un Paul, près de moi, qui part pour la première fois.

Les passagers à destination de leur destin sont priés de se présenter porte 5, merci.

L’appel de mon vol interrompt le cours de mes pensées, c’est aussi ce que j’aime dans les
aéroports, ça va, ça vient ; je me lève, je n’y pense plus, à Paul, aux autres, aux premières fois. Je
suis simplement un homme qui aime les aéroports, à chaque fois. Je lance le chariot à bagages,
en prenant soin d’appuyer mes avants bras sur la résistance, pour que ça ne freine pas. C’était
pas comme ça, les chariots, y’a encore une dizaine d’années. Je n’ai pas de réels bagages, je ne
pars que quelques jours, mais je maîtrise comme personne les virages de chariots à Orly.
L’attente n’est pas trop longue et les hôtesses sont... hospitalières même si leurs jupes sont un
peu longues à mon goût. J’ai envie de demander les menus mais, par timidité, je préfère attraper
des journaux que je ne lirai pas, en souriant nonchalamment.  Ca fait plus sérieux, je crois, la
nonchalance.
 

-C’est ça, 30% alors?
-Oui oui, je vous dis, j’ai lu cet article moi aussi. 30% des Français.
-Mais... 30%... c’est précis...
-... Vous vous demandez si je bluffe.
-Non, pas du tout, je...
-Si, si, je le vois bien. Je comprends d’ailleurs. C’est suspect de tomber sur quelqu’un qui, hop,
précisément connaît les chiffres d’une enquête dont on lui parle, comme ça, en voisin d’avion.
-Suspect, je ne sais pas, mais... Bon, 30% quand même, ça me paraît assez énorme.
-Vous voulez savoir pourquoi je sais ça, et tout le reste de l’enquête d’ailleurs?
-Je veux tout savoir et ça en particulier.
-Parce que je n’avais moi-même jamais pris l’avion avant aujourd’hui.
Mon sang fait mille tours.
-Jamais, jamais?
-De toute ma vie. Et avant que vous n’ayez la courtoisie de ne pas me demander mon âge, je vous
le confie: 39 ans. En 39 ans, j’avais jamais pris l’avion, voilà.
-... Mais qu’est ce que vous avez fait, alors, pendant tout ce temps?
-Autant vous dire que l’enquête m’a parlé. J’ai même découpé l’article. Et, pour ne rien vous
cacher, je l’ai relu hier soir. J’aurais du le prendre, tiens, je vous les aurais montrés les 30%.
-Et, vous n’étiez jamais allé dans un aéroport?
-Ah si, si. Je viens souvent chercher maman. Elle me visite pendant les soldes. Elle est très...
-Intéressée par la mode?
-Radine.
L'hôtesse hospitalière nous sert nos plats. Pierre et moi, on échange un peu plus que des idées, il
me donne son beurre, je lui offre mon dessert, c’est une affaire qui roule.
-Et (là, je parle la bouche pleine, mais la curiosité me dépasse), ça vous fait quoi, alors, de prendre
l’avion pour la première fois?
Il me regarde en mastiquant. Le pain est un chouia caoutchouteux, ça doit être pour ça.
-Vous êtes bien curieux. Ca vous fascine, mon dépucelage aérien?
-Je crois que, oui, ça me fascine, oui. Vous savez, moi je suis accro à ça, les avions, les voyages,
les aéroports et tout, alors... vous êtes une sorte d’ovni pour moi.
-Ah vous travaillez dans le voyage alors?
-Non, pas du tout, je travaille dans le textile. J’achète des tissus, pour faire court. Par internet,
depuis mon bureau, à Paris. Et puis, je pars vérifier le matériel, enfin, vous voyez. 
-Et, ce qui vous fascine, c’est les voyages?
-Oui. Et les aéroports, les départs, les avions. Tout ça.
-C’est étonnant de travailler dans un bureau quand on est attiré par l’instant et le mouvement,
non?

Nous traversons actuellement une légère zone de turbulences, veillez à ne pas perdre la
tête, merci.


Mon sang s’arrête. Il me gifle en freinant. J’ai dans les bras un fourmillement désagréable et
anesthésiant, au point que j’hésite à sonner l'hôtesse. J’adore sonner l'hôtesse mais j’ai passé
l’âge, alors, comme un grand, je m’interdis tout le temps de le faire.
-Vous vous sentez bien?
En fait, oui, je me sens parfaitement nickel, je crois même que je frôle la béatitude: il aura fallu que
Pierre, un parfait inconnu, pousse des portes que j’avais déjà entrouvertes, dans ma petite tête,
pour que l’évidence s’impose d’elle même. Je finis ma mignonnette d’un seul trait.

             Je ne dors pas, j’attends. J’ai déjà relevé ma tablette, et ma ceinture frétille à l’idée d’être
raccrochée. L’arrivée pointe son nez, et, avec elle, mon irrévocable départ. Aujourd’hui, j’accorde
une attention toute particulière à l’annonce du capitaine concernant l’heure, la température et tout
le toutim. Pour être honnête, j’avais presque oublié ma destination, et je découvre avec joie que la
météo de juin à Tel-Aviv n’est pas très différente de celle de Paris. Mes 2 costumes feront l’affaire
le temps que je m'acclimate. J’ouvre ma sacoche dans laquelle je pensais n’avoir pris que
l’essentiel: les coordonnées du vendeur de soie, mon téléphone, mon ordinateur et mon billet de
retour. Elles apparaissent alors comme les choses les plus superflues que j’ai été amené à voir de
toute ma mini vie. Je ne suis pas pressé de sortir, je laisse les impatients se ruer dans les allées
embouteillées et je me lève après tout le monde. Ca me laisse le loisir d’observer, encore, ces
gens en transit, remplis d’émotions et d’attentes. C’est la toute première fois que je sors en
dernier, ça me permet de relever la fatigue sur les sourires des hôtesses; sourires que j'interprète
néanmoins comme des encouragements.
-Nous espérons que vous avez fait un bon voyage en notre compagnie.
-«Le meilleur» me dis-je, en serrant fort contre moi la sacoche qui contient tout ce dont je veux
maintenant me séparer.
Le hall fourmille. Je jette un dernier regard à mon ordinateur, à mon téléphone et: poubelle. Je
déchire le billet de retour en plein de tous petits morceaux. Paris s’effrite. Je n’ai pas la moindre
idée de l’endroit où je vais aller; et je sais que Louise serait dubitative quant à la manière dont je
décide tout à coup de recommencer ma vie. Mais, après tout, qu’est ce que ça peut me faire? Je
n’ai plus de femme, je n’ai plus rien, je suis comme neuf avec 2 costumes et 2 jours pour
construire une existence qui m’attend depuis mon premier hall d’aéroport. J’espère que quelqu’un
pensera à arroser le ficus du bureau.


-maispastrop-

Illustrations © Marc Zory-Casali