Sans laisser d'adresse

( Si vous n'avez pas pris l'avion cet été, il y a assez peu de chances pour que vous ayez pu vous délécter de cette nouvelle estivale. Ca aurait été terriblement dommage de passer au dessus, n'est ce pas? ) 



Ce matin encore, je me suis levé à l’aube. Mes yeux n’en voulaient pas, mais mon corps a forcé la
main, et dans la salle de bain, je me suis rappelé que j’étais matinal pour une bonne raison. La
meilleure qui existe. La seule, peut-être. Dans le rétroviseur, le chauffeur de taxi surveillait mon
sourire d’un air suspect; c’est à dire qu’on est plus vraiment habitués aux gens heureux. Une fois
arrivé, j’ai compté avec satisfaction les minutes d’avance que j’avais devant moi, je me suis installé
et j’ai attendu.
  
        Ca y est, voilà, je ne ressens plus aucune fatigue. Au lieu de ça, une excitation gamine
circule un peu partout dans un corps que j’estime à chaque fois trop vieux pour s’emballer à ce
point. Je me sens bien, ici; ça me fait cet effet à tous les coups, j’ai l’impression d’être à ma place
plus que nulle part ailleurs. Il y a cette possibilité latente de partir n’importe où, il y a des étrangers
à tous les coins de salles d’attente, et des bagages remplis de souvenirs. Il y a, au delà de tout,
une conviction qu’on n’appartient jamais à rien ni à personne; conviction qui resplendit mieux que
jamais, là, dans cet endroit où tout semble pourtant me posséder tellement il me rend vivant. Je
me sens bien. Je les regarde. 
Je pourrais être cet homme, à ma droite, qui  -si l’on en croit l’empressement qu’il met à se
recoiffer chaque minute- doit certainement retrouver une femme qui lui procure aussi pas mal de
sensations. Je pourrais être cet enfant, qui voyage seul, mais semble accompagné, pourtant, de
toutes ses frasques estivales, comme si elles le protégeaient d’une aura ensoleillée. Je pourrais
être cette femme, cernée par un chagrin que le lieu public et la proximité avec des étrangers
n’arrivent pas à contenir, et qui pleure parce que... elle a du perdre quelqu’un. J’imagine. Peut-être
se rend-elle à un enterrement. Je pourrais être cette femme, mais je ne préfère pas.
Il se trouve que je suis un homme qui aime les aéroports comme certains enfants raffolent des
confiseries: sans retenue, absolument, quitte à s’y casser les dents.
J’ai la chance de les fréquenter 2 à 3 fois par mois. Je me rends bien compte que c’est un luxe.
J’ai lu un truc, un article assez sérieux, qui expliquait que beaucoup de gens n’avaient jamais pris
l’avion. C’est à dire: jamais de leur vie. Des gens que j’ai peut-être croisés dans le métro, et tout.
L'intérêt de l’article consistait à s'intéresser à des témoins qui étaient déjà vieux. Parce que, moi
non plus, à 25 ans, je n’avais jamais pris l’avion. Or, ces gens, dans l’article respectable, là, ils
avaient un âge tout à fait idéal pour attraper le lecteur, faire en sorte qu’il se sente sinon concerné,
au moins compatissant. J’avais compati à fond les ballons. Je me souviens «Paul a vécu 67 ans
dans le Larzac et ne l’a jamais quitté». 67 ans quand même, c’est pas rien, je me dis.
Je me demande s’il y a un Paul, près de moi, qui part pour la première fois.

Les passagers à destination de leur destin sont priés de se présenter porte 5, merci.

L’appel de mon vol interrompt le cours de mes pensées, c’est aussi ce que j’aime dans les
aéroports, ça va, ça vient ; je me lève, je n’y pense plus, à Paul, aux autres, aux premières fois. Je
suis simplement un homme qui aime les aéroports, à chaque fois. Je lance le chariot à bagages,
en prenant soin d’appuyer mes avants bras sur la résistance, pour que ça ne freine pas. C’était
pas comme ça, les chariots, y’a encore une dizaine d’années. Je n’ai pas de réels bagages, je ne
pars que quelques jours, mais je maîtrise comme personne les virages de chariots à Orly.
L’attente n’est pas trop longue et les hôtesses sont... hospitalières même si leurs jupes sont un
peu longues à mon goût. J’ai envie de demander les menus mais, par timidité, je préfère attraper
des journaux que je ne lirai pas, en souriant nonchalamment.  Ca fait plus sérieux, je crois, la
nonchalance.
 

-C’est ça, 30% alors?
-Oui oui, je vous dis, j’ai lu cet article moi aussi. 30% des Français.
-Mais... 30%... c’est précis...
-... Vous vous demandez si je bluffe.
-Non, pas du tout, je...
-Si, si, je le vois bien. Je comprends d’ailleurs. C’est suspect de tomber sur quelqu’un qui, hop,
précisément connaît les chiffres d’une enquête dont on lui parle, comme ça, en voisin d’avion.
-Suspect, je ne sais pas, mais... Bon, 30% quand même, ça me paraît assez énorme.
-Vous voulez savoir pourquoi je sais ça, et tout le reste de l’enquête d’ailleurs?
-Je veux tout savoir et ça en particulier.
-Parce que je n’avais moi-même jamais pris l’avion avant aujourd’hui.
Mon sang fait mille tours.
-Jamais, jamais?
-De toute ma vie. Et avant que vous n’ayez la courtoisie de ne pas me demander mon âge, je vous
le confie: 39 ans. En 39 ans, j’avais jamais pris l’avion, voilà.
-... Mais qu’est ce que vous avez fait, alors, pendant tout ce temps?
-Autant vous dire que l’enquête m’a parlé. J’ai même découpé l’article. Et, pour ne rien vous
cacher, je l’ai relu hier soir. J’aurais du le prendre, tiens, je vous les aurais montrés les 30%.
-Et, vous n’étiez jamais allé dans un aéroport?
-Ah si, si. Je viens souvent chercher maman. Elle me visite pendant les soldes. Elle est très...
-Intéressée par la mode?
-Radine.
L'hôtesse hospitalière nous sert nos plats. Pierre et moi, on échange un peu plus que des idées, il
me donne son beurre, je lui offre mon dessert, c’est une affaire qui roule.
-Et (là, je parle la bouche pleine, mais la curiosité me dépasse), ça vous fait quoi, alors, de prendre
l’avion pour la première fois?
Il me regarde en mastiquant. Le pain est un chouia caoutchouteux, ça doit être pour ça.
-Vous êtes bien curieux. Ca vous fascine, mon dépucelage aérien?
-Je crois que, oui, ça me fascine, oui. Vous savez, moi je suis accro à ça, les avions, les voyages,
les aéroports et tout, alors... vous êtes une sorte d’ovni pour moi.
-Ah vous travaillez dans le voyage alors?
-Non, pas du tout, je travaille dans le textile. J’achète des tissus, pour faire court. Par internet,
depuis mon bureau, à Paris. Et puis, je pars vérifier le matériel, enfin, vous voyez. 
-Et, ce qui vous fascine, c’est les voyages?
-Oui. Et les aéroports, les départs, les avions. Tout ça.
-C’est étonnant de travailler dans un bureau quand on est attiré par l’instant et le mouvement,
non?

Nous traversons actuellement une légère zone de turbulences, veillez à ne pas perdre la
tête, merci.


Mon sang s’arrête. Il me gifle en freinant. J’ai dans les bras un fourmillement désagréable et
anesthésiant, au point que j’hésite à sonner l'hôtesse. J’adore sonner l'hôtesse mais j’ai passé
l’âge, alors, comme un grand, je m’interdis tout le temps de le faire.
-Vous vous sentez bien?
En fait, oui, je me sens parfaitement nickel, je crois même que je frôle la béatitude: il aura fallu que
Pierre, un parfait inconnu, pousse des portes que j’avais déjà entrouvertes, dans ma petite tête,
pour que l’évidence s’impose d’elle même. Je finis ma mignonnette d’un seul trait.

             Je ne dors pas, j’attends. J’ai déjà relevé ma tablette, et ma ceinture frétille à l’idée d’être
raccrochée. L’arrivée pointe son nez, et, avec elle, mon irrévocable départ. Aujourd’hui, j’accorde
une attention toute particulière à l’annonce du capitaine concernant l’heure, la température et tout
le toutim. Pour être honnête, j’avais presque oublié ma destination, et je découvre avec joie que la
météo de juin à Tel-Aviv n’est pas très différente de celle de Paris. Mes 2 costumes feront l’affaire
le temps que je m'acclimate. J’ouvre ma sacoche dans laquelle je pensais n’avoir pris que
l’essentiel: les coordonnées du vendeur de soie, mon téléphone, mon ordinateur et mon billet de
retour. Elles apparaissent alors comme les choses les plus superflues que j’ai été amené à voir de
toute ma mini vie. Je ne suis pas pressé de sortir, je laisse les impatients se ruer dans les allées
embouteillées et je me lève après tout le monde. Ca me laisse le loisir d’observer, encore, ces
gens en transit, remplis d’émotions et d’attentes. C’est la toute première fois que je sors en
dernier, ça me permet de relever la fatigue sur les sourires des hôtesses; sourires que j'interprète
néanmoins comme des encouragements.
-Nous espérons que vous avez fait un bon voyage en notre compagnie.
-«Le meilleur» me dis-je, en serrant fort contre moi la sacoche qui contient tout ce dont je veux
maintenant me séparer.
Le hall fourmille. Je jette un dernier regard à mon ordinateur, à mon téléphone et: poubelle. Je
déchire le billet de retour en plein de tous petits morceaux. Paris s’effrite. Je n’ai pas la moindre
idée de l’endroit où je vais aller; et je sais que Louise serait dubitative quant à la manière dont je
décide tout à coup de recommencer ma vie. Mais, après tout, qu’est ce que ça peut me faire? Je
n’ai plus de femme, je n’ai plus rien, je suis comme neuf avec 2 costumes et 2 jours pour
construire une existence qui m’attend depuis mon premier hall d’aéroport. J’espère que quelqu’un
pensera à arroser le ficus du bureau.


-maispastrop-

Illustrations © Marc Zory-Casali

2 commentaires:

Anonyme a dit…

JE L'AI LU DANS L'AVION !!! J'AVAIS ADORE. je l'ai passé à ma soeur qui disait que ce que j'aimais n'était pas de son âge et finalement elle avait adoré aussi. BRAVO. KEEP GOING.

Louis.da a dit…

c'est une idée bien tentante et bien écrite. bravo.