Ode à l'inconnue, comme dit l'autre.

Prendre une retraite sentimentale à mon âge, pour certains, ça n’a pas de sens; pour d’autres, ça représente quelque chose d’assez magique.
Ca n’a pas de sens pour ceux qui ne s’adonneraient jamais à ce type d’occupation. C’est magique pour ceux qui se l’offrent. On se comprend entre ceux qui doivent se comprendre, donc. Tout va pour le mieux dans tous les mondes y compris le meilleur, s’il existe.

Je pars, seule, loin.




Tout ce qui n’est pas à côté, à 2 pâtés de maison des copains, c’est loin. Sans parler du XIII° arrondissement, qui est carrément sur un autre continent. Alors quand on est à 2 heures de train du Carillon, c’est le bout de monde, quasi, là où on est.
Avoir envie, tout à coup, de retrouver quelqu’un à 3h et quelques 45 minutes de la nuit s’avère, sinon impossible, trop long et compliqué et cher et fatiguant et tout à accomplir pour se résoudre à l’accomplir. Et, ce qui tombe plutôt pas mal, c’est que, quand on prend une retraite sentimentale, on n’a envie de rejoindre personne à je sais pas quelle heure, du jour, de la nuit. Jamais. Personne. Ce serait pas honnête, on serait pas nous-même vu qu’on est déjà à moitié dans notre tête, à moitié ailleurs, dans un lieu non défini, difficilement définissable; ça servirait à rien du tout, un rendez-vous de ce genre pendant une retraite sentimentale. Ca équivaudrait à retrouver des amis en ne leur adressant pas un mot de la soirée. Et ce serait de la triche pour ladite retraite, également. Venir la bousculer en lui imposant quelqu’un d’étranger, comme ça, quelqu’un à qui il faut dire des trucs en faisant des phrases, et si ça se trouve des sourires. Commenter la brise marine, c’est déjà la ressentir un peu moins. Je n’échange pas d’opinions, je n’écoute pas d’avis, je vis, tout court, pour rien. Je dérive sans entraîner quiconque, ce serait pas sympa. Certains chaos organisés ne peuvent accueillir personne dans leur placard, et on n’écrit pas un journal intime pour le faire lire.



 Non, vraiment, la retraite sentimentale n’est pas portée sur ce genre d’activité.

Je dis «retraite sentimentale», c’est parce que j’ai pas d’autres termes sous la main. Y’a pas vraiment de sentiments dont j’ai envie de me retirer, mais une ambiance générale que j’ai envie de voir de loin, puis d’oublier, puis de reprendre, peut-être, en rentrant. Une sorte de bilan annuel. Sans en être vraiment un, sans être tout à fait annuel non plus, puisque toute la ressource de ce que nous appellerons dorénavant ce «retrait» consiste à ne pas penser à ce dont on se retire, précisément. Et à le renouveler autant que nécessaire, tant pis si c’est 2 fois de suite.
L'intérêt, alors, me demanderez-vous, ousqu’il est?
Ben, l'intérêt c’est qu’on sait pas vraiment ousqu’il est, l'intérêt. On le trouve à tâtons, comme ça, sans réellement s’en rendre compte. Si ça se trouve, on le trouve pas.
Honnêtement, c’est pas très important.

Je suis seule, loin.

Certains amis partent en groupes d’amis, d’autres travaillent et se regroupent, quand même, le soir, pour fabriquer de l’ambiance estivale autour d’un pastis, en terrasse. Et moi, grand luxe, je suis seule, loin. Pas isolée au point que mon téléphone ne capte pas si on m’appelle, mais retirée au point qu’on n’ose pas m’appeler. D’ailleurs mon téléphone, je le coupe. Il me dit «le monde est à vous» quand je l’éteins, même que; ce qui, si on y pense une seconde, est plutôt ironique dans la mesure où, précisément, du monde, je veux m’en éloigner quand je ne veux pas qu’on puisse me joindre. Le monde est aux autres, en réalité.



Depuis que j’ai cette manie, j’ai regardé, observé, zyeuté, pris des notes même, j’ai vu personne faire ça. Et cette fois encore, comme depuis 10 ans, pas une seule fille de mon âge seule de son plein gré à retirer ses sentiments d’on ne sait trop où pour en faire on sait pas quoi. Personne. Queudale. Non pas que j’en tire de la fierté, si je me penchais sur le sujet, peut-être même y trouverais-je matière à m’inquiéter. N’empêche, j’ai vu personne faire ça, je le dis, c'est tout.

Et puis, il y a eu une fille, que je croisais, qu’était tout le temps toute seule, et qui a retenu mon attention. Pourtant, c’est pas le genre de fille qui retient l’attention, autant le dire tout de suite. Pas l’attention de ceux portés sur l'esthétisme ou sur le mélange de quelconques muqueuses, disons. Vraiment, y’avait rien chez elle qui attisait ces deux penchants.
Plus jeune, plus bête, j’aurais trouvé là la raison de sa solitude; et puis, avec le temps et l’intelligence, et bien sûr le génie qui me caractérise, j’ai appris que tout le monde avait des amis, même les filles pas attirantes et négligées comme elle. Elle a forcément une amie aussi moche et mal fagotée, peut-être même plus moche encore, si elle l’a bien choisie. C’est comme ça, c’est la règle du jeu.

Et pourtant non, toujours je la voyais seule et l’air de pas trop s’en plaindre, ce qui me foutait un sacré coup: y’aurait quelqu’un d’autre comme moi? et c’est à ça que ça ressemble?
Je voulais être foudroyée sur place.
Ou: faire une enquête sur place.
Entre l’un et l’autre, allez savoir pourquoi, j’ai vite fait mon choix.

C’était simple comme bonjour. Elle allait tous les jours au même endroit pour boire son thé, comme une vieille anglaise jamais mariée, peut-être pucelle, encore. Une mademoiselle qui trouverait en avance dans l’occupation des vieux tout ce que sa jeunesse attendait, sans honte.  Et, puisqu’on s’était croisées pas mal de fois et que j’avais remarqué chez elle l’envie de faire connaissance, manifestée par son avancée du menton à mon égard et une petite gêne adolescente en me saluant, j’étais sûre à fond qu’en m’installant à la table voisine, elle m’adresserait la parole. J’aurais parié ma mère, sur ce coup. Ou ma bière, disons.

L’endroit était vraiment pas à mon goût, une connerie pseudo-rustique même pas authentique, un attrape couillon ou un q.g. d’habitués de 50 ans et plus. J’aurais préféré le PMU du coin, ou le bar du Normandy, m’enfin bon, c’était là qu’elle était, c’est donc là que je m’installais l’air de rien mine de crayon.
Lalalilala, je pose mon sac et commande un café, youplaboum, je sors mon livre, ahlala, y’a du soleil, tiens tiens tiens, c’est où donc que j’ai mis mes lunettes déjà et.

-Bonjour.
Simple comme ça, j’vous avais dit.
-Bonjour.
Avec l’air un peu étonné, faut bien.
-Vous...
V’là qu’elle cherche ses mots. Y’a pas grand chose qui m‘horripile davantage que quelqu’un qui engage la conversation et qui n’a rien à dire au bout de la deuxième réplique.
-Fait chaud hein.
Bon, j’aide comme je peux. Et puis d’ailleurs, je n’aide pas, j’enquête, c’est différent.
-Ouhla oui.
-Mmmmh.
-Vous...
V’là que ça le reprend. Elle a qu’à pas dire «vous» si ça la bloque.
-Vous pouvez me tutoyer. On s’est croisées plusieurs fois, on doit avoir la même décennie, donc, moi, ça me dérange pas.
Mon dieu, je ne me savais pas capable de m’abaisser à ce point pour une investigation.
-Ah! Tant mieux, ça me gêne un peu le vouvoiement, moi.
-Oui, j’ai cru comprendre.
-Pardon?
-Non mais, à chaque fois que vous m’avez vouvoyée, ben, vous n’avez pas fini votre phrase.
-Ah, non, ça c’est parce que je suis très timide.
-Ok. ... Ok. Et moi mal à l’aise donc. Pardon. Excusez-moi, je voulais pas... Je pensais que...
-Non mais y’a pas de problème, je voulais te parler parce que je t’avais vue ces derniers jours, pas mal de fois, je me disais: on a le même âge, c’est bête, «va lui parler» tout ça, et puis j’osais pas parce que je me disais que peut-être t’avais envie d’être seule, enfin, qu’on te parle pas, t’avais pas vraiment l’air d’avoir envie qu’on te parle, donc bon, mais là, t’es là, et on se parle donc c’est chouette, ça tombe bien quoi. Tu fais quoi dans la vie?

Ok, heu, et ça, c’est être timide?




 -Heu, je.
Mon café arrive. Je devrais tenir un carnet où je noterais toutes les fois où un café m’a sauvée d’une phrase que j’avais pas envie de terminer, qu’on m’a forcée à commencer. J’opterais pour la 17298° fois, aujourd’hui. Ou quelque chose dans ce goût là.

-Je trouve pas mes foutues lunettes!
Là c’est une façon de changer de sujet tout en subtilité, vous avez vu ça.
-Oh, je te prête les miennes si tu veux!

Alors on est déjà meilleures amies, la «timide» et moi? Ok, stop, on arrête, l’investigation est bouclée, remballez le matos, on se replie. Dispersez-vous.

-Non merci, je, j’avais pas vu l’heure, j’aurais même pas du me permettre un café, je dois y aller.

Partir dans l’urgence nécessite d’être ok pour laisser 3€ sur la table sans attendre la monnaie alors que ce jus ne valait même pas les 2€10 facturés.

-Mais, tu vas où? Tu fais quelque chose ce soir?

-Je rentre à Paris. A la prochaine !

La fille seule comme moi n’était pas seule comme moi. La fille seule était seule, foutrement, et se cherchait une amie. Elle avait cru la voir en la personne de moi-même qui, précisément fuyait toute compagnie humaine. C’est mal foutu quand même la vie, parfois. Enfin, pour elle, surtout.
Je suis pas méchante, entendons nous bien.
La façon dont je parle de l’esseulée moche et mal habillée n’est pas vraiment révélatrice de l’amour que je peux porter à l’être humain; c’est simplement que, de manière générale, je trouve très maladroit de forcer la main à quelqu’un pour s’en faire un ami. Elle m’avait mise mal à l’aise. J’avais rien de rien à lui dire.



 Sur le chemin, j’ai regretté l’excuse que je lui avais servie. Parce que, non, je ne rentrais pas à Paris et qu’il allait s’avérer périlleux de circuler librement dans ce bled sans tomber nez à nez avec son petit air de «ben j’croyais que t’étais partie / ah t’es là, chouette / on va boire un café?.»
Elle avait dit «chouette» une fois, elle était cap’ de remettre ça. Qu’est ce que j’allais bien pouvoir faire alors?

Lui dire la vérité?
Personne n’aime la vérité.
Surtout quand elle ne leur va pas au teint.
Je mentirai donc. Je dirai que, je devais partir en effet, et puis je suis revenue. Et avant même qu’elle me pose des questions, là, je dirai un bout de vérité. Tant pis. Que je suis là pour être tranquille. Que j’espère qu’elle passe un bon moment. Qu’elle me laissera passer un bon moment tranquille. J’espère qu’elle comprendra. J’ai même croisé les doigts, hier soir, dans mon lit, pour qu’elle me comprenne si, par malheur, je devais me retrouver dans la situation de confrontation. Il faudra un jour que j’arrête de croiser les doigts pour rien et de faire des voeux à 22h22, c’est plus de mon âge.


Mais elle était là, ce matin, à la terrasse, avec son thé de miss Marple. Et elle m’a interpellée. Et j’ai été incapable de produire ne serait-ce qu’un son avec ma bouche. Alors je me suis assise à côté d’elle, et j’ai écouté tout ce que nous allions faire ensemble, elle et moi, et à quel point c’était CHOUETTE qu’on se soit trouvées. Elle avait plein de boutiques à me faire découvrir, et elle ne me laissait pas le temps de lui dire que le shopping, c’était pas ma came, et que si je devais en faire, ce ne serait pas avec une fille habillée comme ma prof de piano de 75 ans. Autant recevoir des conseils de beauté d'une fille qui a les sourcils très épilés en forme de V. Elle voulait me présenter son cousin, assistant du maire ump, et je ne pouvais même pas caser que l’ump me donnait des crises de fous rires qu’elle prenait déjà rendez-vous. Elle touchait mes cheveux pour savoir comment avoir les mêmes boucles et là, j’attrapais son bras et la stoppais net.

-Pardon, mais non.
-Pardon?
-Non.
-Non quoi?
-Tu ne touches pas mes cheveux.
-...Ah. Pardon.
-Ouais.
-Non mais je voulais juste savoir... comment ils étaient, doux, ou pas, j’avais envie de...
-Et si moi j’ai envie de savoir si t’as ne serait-ce qu’une once de bienséance, dans ton cerveau, je vais aller t’ouvrir le crâne pour y fouiller?
-...
-Non. Je ne le ferai pas. Donc ne touche pas mes cheveux.

La serveuse avait décidé, dieu sait pourquoi, de nous offrir une nouvelle tournée. J’imagine qu’elle avait enfin réussi à faire l’amour depuis 1 ou 10 mois qu’elle essayait et que le bonheur continuait de circuler dans certains endroits de son corps. La Normandie, c’est pas le Lido, hein.

-A la tienne.
Dieu que c’était désarmant: être gentille, encore, alors que je lui avais présenté mon mr Hyde.
-A la mienne, oui.
Et puis elle savait même pas trinquer.
Finalement, je lui demandais son prénom. Lucille, comme la chanson.
-Quelle chanson?
Mon coeur tombait définitivement dans mes chaussettes.





Moi qui m’étais débrouillée pour n’entretenir aucune sorte d’intimité avec des gens que je vois depuis 15 ans, ici, il a fallu que je me fasse avoir, comme ça, sur un coup de grosse tête.
Ca m’apprendra.


-maispastrop-

Ground control to Major Tom

On devrait tous passer notre vie en transit.
Je crois au pouvoir magique des trains, des avions et des bus.  Je ne parle même pas des gros et grands bateaux qui font des randonnées de plusieurs jours.
J'émets cependant une certaine réserve concernant les taxis, comme tout bon parisien, et ce n’est pas à vous que j’expliquerai pourquoi. -Si vous ne voyez pas ce à quoi je fais référence, estimez-vous chanceux, tout simplement.-
Mais, les transports, les vrais, ceux dont on ne voit pas le conducteur, ceux où les passagers inconnus nous côtoient, nous frôlent, parfois; ceux où le paysage défile tantôt minuscule et lointain, tantôt grandeur nature, juste là, et campagnard peut-être, .... ceux-là abritent mes espoirs de bonheur pour l’humanité. L’humanité entière. Rien que ça. Oui, oui. J’y crois dur comme fer.
D’ailleurs, et pour y avoir réfléchi un chouia, il n’y a rien d’autre que j’estime plus à même de rendre l’homme heureux que le voyage. Non pas la destination, mais le trajet d’un point à un autre, et la magie avec laquelle cet espace-temps de tous les possibles s’empare de notre cortex et notre matière grise -ou ce qu’il en reste- pour nous ramener à ce qui nous anime et qui, étrangement, n’a pas sa place dans nos pensées et rêveries quotidiennes.
Peut-être parce que, au jour le jour, la rêverie et la pensée n’ont pas réellement leur place. Tout simplement, peut-être. Peut-être.



Souvent, la perspective de m’installer dans un TGV vers des vacances en Provence pour un mois m'enthousiasme bien plus que celle de me rendre en Provence pour le mois. Je n’ai pas honte de le dire. Ca ne signifie aucunement que le mois provençal à venir ne me fait pas envie, ça souligne simplement l’impatience de ressentir la rareté des émotions qui me remplissent lorsque je m’installe à une place précise dans une ville et qu’à la même place, quelques heures plus tard, je suis ailleurs. Dans une autre ville. Ailleurs où on ne parle parfois pas la même langue, ou bien, pas avec le même accent, et où je suis moi-même encore en train de traduire ce que je ressens alors qu’il faut déjà, paraît-il, prendre garde de n’avoir rien oublié et faire attention à la distance entre la marche et le quai.
J’oublierai tout, pourtant. Et la distance entre la marche et le quai n'arrête jamais, jamais, jamais de grandir. Elle est absolument affamée d’être plus grande qu’immense, cette distance. C’en est éreintant. Et fascinant à la fois.
Et toutes ces choses auxquelles j’aurais pensé pendant le trajet resteront comme suspendues, pour toujours, parce qu’elles ne sont pas productives, ou concrètes, mais enfouies quelque part et toujours furibondes. Pas du genre à se laisser attraper ou à se fixer quelque part.
Ce serait, si je voulais les imager, comme des animaux dans moi qui ne sortent le museau que lorsque leur niche avance à + de 50 km/h. Ca veut dire que je suis leur niche, pour ceux qui ne suivent qu’à moitié. Les ours hibernent l’hiver, et bien, eux, mes animaux furibonds, ils fleurissent en période de mouvement.

J’aimerais que mon bureau soit une cabine SNCF.
J’aimerais vraiment ça.
N’en déplaise à la table parisienne sur laquelle je couche beaucoup de paperasses et d’idées, aussi, quelquefois.
J’aimerais que ma jolie table parisienne, une fois que je m’y installe, se télétransporte dans un train qui n’aurait pas de destination sinon celle qui saurait que, quand je n’aurai plus rien à dire, ce sera ok, on pourra rentrer à la maison.
Et, il se trouve qu’on n’a jamais plus rien à dire.
Ou alors on est mort.



Ce train là est passé par mal de péripéties. Le genre d’emmerdements qui saupoudre encore un peu plus de miettes de honte sur les agents SNCF. Et sur les fonctionnaires en général, j’imagine.
D’abord, et bien, ce sera en retard que vous prendrez votre train.
Et, d’ailleurs, on ne sait pas de combien de minutes sera le retard.
Mais régulièrement, ça, très régulièrement, quelque chose comme toutes les 5 minutes, on vous assurera que le retard est effectif et que notre incompétence est pire.
Et puis, on vous fera monter dans le train, oui, mais on aura un problème de signalisation; un problème qui fait que, à un des stop, on marquera finalement une sorte d’arrêt. Un arrêt dont on ne peut pas dire s’il est définitif ou non.
Quand le train finira par repartir, on vous annoncera qu’à cause des problèmes sus-cités, on roulera à vitesse réduite. Mais on ne sait pas pour combien de temps. Ni vraiment à quelle vitesse, d’ailleurs.
On vous annonce le retard qu’on a déjà mais on ne peut pas s’exprimer sur celui qu’on aura au final, en gare, au terminus, là où tout le monde semble impatient d’arriver.



Alors les langues se délient.
Et ce n’est pas tout à fait ce que j’aime, dans le concept du voyage, l’imprévu qui fait que n’importe qui trouve normal de faire part de ses états d’âme n’importe comment. L’idée initiale était de laisser mes états d’âme tranquilles et libres de s’amuser, au fait, j’aurais du le leur dire. Et zut. Note pour plus tard: le leur dire. Le leur dire avant, au départ.

Je vois qu’ils n’aiment pas ça, la perspective de passer une heure de plus ici, alors j’en conclue avec ce que j’ai de sens de la déduction qu’ils envisagent ce train comme un simple train.
Ca me fait de la peine pour le train en question, le train qui abrite mes animaux furibonds et rares. J’ai envie de m’excuser auprès de ce train. Et auprès de mes animaux furibonds.
Il faut que j’arrête de croire tout le temps que tout a une âme. Non mais sérieusement, quand vous vous retrouverez dans la situation où, honteuse, vous réfléchissez à la meilleure façon de vous excuser de vos brusques et rustres congénères auprès d’une machine, vous comprendrez mon malheur, vous direz vous aussi qu’il faut que j’arrête de croire tout le temps que tout a une âme.

Je suis exaspérée par la vulgarité des passagers, la banalité avec laquelle ils accueillent la nouvelle, le costume évident du client en rogne qu’ils revêtent à la vitesse lumière, je me prends à réaliser qu’ils ne sont pas, eux, ici pour apprécier le trajet, mais pour aller d’un endroit à un autre. Point.
«On va toujours tous d’un endroit à un autre», j’me dis. «Qu’ils se calment un peu, là», je pense. Ca me rend folle qu’ils ne respectent pas davantage ce lieu précis où toutes les imaginations et tous les souvenirs peuvent grossir. Ca me rend folle.
Et puis, c’est pas comme si on était sur un Paris/New-York remplis de personnes, enfin, de têtes pensantes, qui devraient engranger du contrat. Non, aujourd'hui, nous sommes Septembre, comme dit l’autre, et je vous vois, vous êtes vieux, vous n‘avez pas rendez-vous, vous changez d’endroit parce que la retraite vous le permet, vous l’impose peut-être, parce que l’ennui vous y contraint. Alors, pourquoi vous impatienter d’arriver à un endroit où vous n’aurez pas plus de raison de vivre qu’à celui que vous venez de quitter.
Point d’interrogation.
Et puis personne ne vous attend. Personne ne vous attend nulle part.
«Occupez-vous donc d’être moins impatients», j’ai envie de leur crier.


Pendant le trajet, j’ai fait ma petite affaire de sentimentale nomade.
J’ai pensé à des choses auxquelles je ne pense jamais. J’ai été contente du retard, ce qui m’arrive rarement. J’ai apprécié l’odeur des fauteuils du train. J'ai compati avec ceux qui s'étaient retrouvés en salle de réunion pour décider du motif qui ornerait les sièges. J'ai aimé les motifs des sièges, et les sièges. J’ai même descendu la tablette pour y installer mon ordinateur et raconter tout ça.
Pendant que ça pestait partout, je n’avais qu’une envie, me rappeler à quel point je suis ok avec le mouvement, quitte à ce qu’il stagne. Alors il fallait que je l’écrive.
Et puis, non, au bout de quelques minutes, genre 14, 15, -ce qui est beaucoup, en termes de secondes, ou de retard par exemple- j’ai remonté la tablette et abandonné l’idée de raconter puisque le vrai événement c’est qu’il était beaucoup plus excitant de penser des trucs, des machins, des bribes d’idées et des avortons de concept, que de les immortaliser, noir sur blanc. Quitte à les oublier.

Il y a ceux qui ont un foyer qu’ils aiment et qu’ils veulent retrouver au plus vite. Il y a ceux qui supportent une vie de merde et qui sont heureux d’y échapper. Il y en a d’autres pour qui tout va bien, qui partent d’un foyer adorable pour retrouver une double vie adorée. Il y a la belle famille, contrainte de se rendre à la maison d’un père qui vient de mourir. Il y a l’antiquaire qui, sans parler de foyer ou de vie, ni de ce qu’il aime ou de ceux qui meurent, doit prendre le train, et prend le train, tous les jours que dieu fait, et puis.



C’est vrai que l’espace entre la marche et le quai est costaud, au moins autant que mes talons, il a fallu que je m'agrippe à la rambarde, enfin, ah non, à une épaule d’homme, manifestement, oups.

-Ah pardon. Je croyais attraper la rambarde.
-Je vous en prie.
Il dit ça sans vraiment me considérer. J’aime bien ça, qu’il m’aide, sans me considérer. C’est l’idée que je me fais de l’élégance.
-Merci.
-Je vous en prie.

Bon. Quelques minutes passent, ça arrive dans la vie.

«En raison d’un problème de signalisation, nous sommes dans l’obligation de stationner en gare.»

-Ca, ils nous l’ont déjà dit.
Il s’adresse à moi. Ou au vide, je ne sais pas.
-Oui, c’est vrai. 
Je m’adresse et à lui et au vide, pour pas prendre de risques mais rester polie envers les deux.

J’ai pas envie de parler de ça. Et pourquoi pas la pluie et le beau temps, tant qu’on y est. S’il avait écouté ce que j’ai dit plus haut, il saurait que j’ai pas envie de parler du tout. Que sa politesse élégante est parfaite, qu’il faut s’en tenir là et arrêter de croire que, parce que nous sommes les passagers d’un même train, nous serions les esclaves des mêmes phobies. Et qu’en prime, nous aimerions tous les partager dans une partouze de plaintes et de revendications. Non. Non non et non.

-Moi j’ai un car à prendre. Et là, je sais pas si je l’aurai.
-Mmmmh.
Je peux pas m’empêcher de me demander si ce car ne serait pas l’équivalent de mon train. Peut-être que ce train n’était pour lui qu’un métro. Peut-être est-ce dans ce car qu’il compte rêvasser par la fenêtre, peut-être a-t-il un rendez-vous qu’il veut imaginer sur le décor, peut-être...
-A tous les coups, je l’aurai pas.
-Y’en a sûrement régulièrement.
J’y vais doucement.
-Au pire... toutes les heures, je rajoute.
Je prends mes précautions.
-Je sais pas, j’ai les horaires quelque part.
Il fouille dans sa poche, le con. Moi je veux qu’il me dise qu’il attend d’être sur un siège pas trop devant, pas trop derrière, ni non plus près des toilettes pour retrouver quelque chose de fou. Ou bien qu’il se taise à jamais.

-Regardez, y’en a un toutes les heures.
-Alors vous l’aurez.
-Comment?
-Bin... D’une façon ou d’une autre, vous l’aurez. A une heure, ou celle d’après. Mais vous l’aurez.
-Oui. Oui, bien sur. C’est vrai.
-Bon.
-Mais je ne sais pas lequel j’aurai.

Qu’il la crache sa valda bordel. Qu’est ce qu’il est si empressé de retrouver, je veux savoir.

«En raison d’un problème de signalisation, nous sommes dans l’obligation de stationner en gare pour une durée indéfinie.»

-Ca se précise!
Je fais de l’humour, un peu.

D’autres minutes passent. Ca vous arrivera aussi que les minutes passent, vous verrez.

-N’empêche, ça va se compliquer si je peux pas arriver pour le dîner. Vous allez voir votre famille?
Moi qui voulais savoir sa vie, voilà qu’il m’interroge sur la mienne.
-Je...
J’ai pas du tout envie de parler de ma vie, j’ai envie de fumer.
-Vous avez du feu?
J’aime bien demander aux gens qui fument s’ils ont du feu. J’attends d’ailleurs qu’on me réponde un jour «non» depuis le temps que je pose la question.
Il sort son briquet.
-Ma mère déteste les retards.
-Existe-t-il seulement une mère qui aime passionnément ça?
Je fais de l’absurde, un peu, pour voir. La fumée chatouille ma gorge, je suis bien.
-Comment?
-Imaginez: une mère, un rendez vous pour dîner, un fils qui arrive avec 3 heures de retard, et la mère qui lance, quand elle lui ouvre la porte: «mon fils chéri, tu as toujours du retard, c’est ce que j’aime chez toi, on peut jamais savoir quand mettre le rôti au four, on est suspendu à ta fantaisie, mon fils chéri!». Imaginez un peu.
-Vous n’êtes pas très pressée, vous, hein?
-Je n’ai pas le temps pour ça, non.

«Le train Xtrucbidule9 à destination de là bas va partir.»

-Enfin!
-Bon, bin, bon courage pour votre car. Enfin, bonne chance quoi.
-Oui, enfin, dîner chez sa mère, vous savez, ça ne demande ni du courage ni de la chance... Juste une capacité d’évasion, à table, pendant qu’elle me racontera que son four marche mal et que le monde tourne pas rond.



Je suis déjà à peu près remontée pendant qu’il me dit ça, raison pour laquelle je ne lui réponds pas qu’il n’a pas le droit de parler «capacité d’évasion». Oh non. Ca lui est tout bonnement interdit. Ce serait comme un raciste du dernier degré qui réclamerait de la tolérance. Sa capacité d’évasion, il n’avait qu’à lui faire faire de l’exercice là, dans le train, parce qu’elle manque cruellement de souplesse. Et qu’il est au moins aussi rigide que sa mère qui, si ça se trouve, elle, prend le temps de ne serait-ce que critiquer la saleté d’une gare où on l’oblige à stationner en attendant que le train reparte. Mais qui ne passe pas son temps à réclamer qu’il file encore plus vite. Le temps.

J’étais à peu près remontée pendant qu’il m’avait dit ça.
J’ai repris place dans mon siège, déjà froid de mon corps. J’étais impatiente de voir un poteau, deux poteaux, 3 poteaux, une vache, un poteau, 3 vaches défiler. Quelle que soit la vitesse. Je voulais que ça défile. J’étais triste pour le type qui avait failli rentrer dans ma liste des «hommes élégants gratuitement». Failli, c’est le cas de le dire.
On ne pourra jamais trouver une once d’élégance chez un homme pressé de s’ennuyer et incapable de profiter du répit que lui offre la croisière de l’un à l’autre.

http://www.deezer.com/listen-7005970

On devrait tous passer notre vie en transit. Et ne pas le savoir, être convaincus qu’une gare nous attend, sinon, pourquoi cette valise et ces souvenirs achetés pour la famille? Il faudrait qu’on ne se rende pas compte que ça dure toujours. Il faudrait que ça dure toujours.


-maispastrop-