Ode à l'inconnue, comme dit l'autre.

Prendre une retraite sentimentale à mon âge, pour certains, ça n’a pas de sens; pour d’autres, ça représente quelque chose d’assez magique.
Ca n’a pas de sens pour ceux qui ne s’adonneraient jamais à ce type d’occupation. C’est magique pour ceux qui se l’offrent. On se comprend entre ceux qui doivent se comprendre, donc. Tout va pour le mieux dans tous les mondes y compris le meilleur, s’il existe.

Je pars, seule, loin.




Tout ce qui n’est pas à côté, à 2 pâtés de maison des copains, c’est loin. Sans parler du XIII° arrondissement, qui est carrément sur un autre continent. Alors quand on est à 2 heures de train du Carillon, c’est le bout de monde, quasi, là où on est.
Avoir envie, tout à coup, de retrouver quelqu’un à 3h et quelques 45 minutes de la nuit s’avère, sinon impossible, trop long et compliqué et cher et fatiguant et tout à accomplir pour se résoudre à l’accomplir. Et, ce qui tombe plutôt pas mal, c’est que, quand on prend une retraite sentimentale, on n’a envie de rejoindre personne à je sais pas quelle heure, du jour, de la nuit. Jamais. Personne. Ce serait pas honnête, on serait pas nous-même vu qu’on est déjà à moitié dans notre tête, à moitié ailleurs, dans un lieu non défini, difficilement définissable; ça servirait à rien du tout, un rendez-vous de ce genre pendant une retraite sentimentale. Ca équivaudrait à retrouver des amis en ne leur adressant pas un mot de la soirée. Et ce serait de la triche pour ladite retraite, également. Venir la bousculer en lui imposant quelqu’un d’étranger, comme ça, quelqu’un à qui il faut dire des trucs en faisant des phrases, et si ça se trouve des sourires. Commenter la brise marine, c’est déjà la ressentir un peu moins. Je n’échange pas d’opinions, je n’écoute pas d’avis, je vis, tout court, pour rien. Je dérive sans entraîner quiconque, ce serait pas sympa. Certains chaos organisés ne peuvent accueillir personne dans leur placard, et on n’écrit pas un journal intime pour le faire lire.



 Non, vraiment, la retraite sentimentale n’est pas portée sur ce genre d’activité.

Je dis «retraite sentimentale», c’est parce que j’ai pas d’autres termes sous la main. Y’a pas vraiment de sentiments dont j’ai envie de me retirer, mais une ambiance générale que j’ai envie de voir de loin, puis d’oublier, puis de reprendre, peut-être, en rentrant. Une sorte de bilan annuel. Sans en être vraiment un, sans être tout à fait annuel non plus, puisque toute la ressource de ce que nous appellerons dorénavant ce «retrait» consiste à ne pas penser à ce dont on se retire, précisément. Et à le renouveler autant que nécessaire, tant pis si c’est 2 fois de suite.
L'intérêt, alors, me demanderez-vous, ousqu’il est?
Ben, l'intérêt c’est qu’on sait pas vraiment ousqu’il est, l'intérêt. On le trouve à tâtons, comme ça, sans réellement s’en rendre compte. Si ça se trouve, on le trouve pas.
Honnêtement, c’est pas très important.

Je suis seule, loin.

Certains amis partent en groupes d’amis, d’autres travaillent et se regroupent, quand même, le soir, pour fabriquer de l’ambiance estivale autour d’un pastis, en terrasse. Et moi, grand luxe, je suis seule, loin. Pas isolée au point que mon téléphone ne capte pas si on m’appelle, mais retirée au point qu’on n’ose pas m’appeler. D’ailleurs mon téléphone, je le coupe. Il me dit «le monde est à vous» quand je l’éteins, même que; ce qui, si on y pense une seconde, est plutôt ironique dans la mesure où, précisément, du monde, je veux m’en éloigner quand je ne veux pas qu’on puisse me joindre. Le monde est aux autres, en réalité.



Depuis que j’ai cette manie, j’ai regardé, observé, zyeuté, pris des notes même, j’ai vu personne faire ça. Et cette fois encore, comme depuis 10 ans, pas une seule fille de mon âge seule de son plein gré à retirer ses sentiments d’on ne sait trop où pour en faire on sait pas quoi. Personne. Queudale. Non pas que j’en tire de la fierté, si je me penchais sur le sujet, peut-être même y trouverais-je matière à m’inquiéter. N’empêche, j’ai vu personne faire ça, je le dis, c'est tout.

Et puis, il y a eu une fille, que je croisais, qu’était tout le temps toute seule, et qui a retenu mon attention. Pourtant, c’est pas le genre de fille qui retient l’attention, autant le dire tout de suite. Pas l’attention de ceux portés sur l'esthétisme ou sur le mélange de quelconques muqueuses, disons. Vraiment, y’avait rien chez elle qui attisait ces deux penchants.
Plus jeune, plus bête, j’aurais trouvé là la raison de sa solitude; et puis, avec le temps et l’intelligence, et bien sûr le génie qui me caractérise, j’ai appris que tout le monde avait des amis, même les filles pas attirantes et négligées comme elle. Elle a forcément une amie aussi moche et mal fagotée, peut-être même plus moche encore, si elle l’a bien choisie. C’est comme ça, c’est la règle du jeu.

Et pourtant non, toujours je la voyais seule et l’air de pas trop s’en plaindre, ce qui me foutait un sacré coup: y’aurait quelqu’un d’autre comme moi? et c’est à ça que ça ressemble?
Je voulais être foudroyée sur place.
Ou: faire une enquête sur place.
Entre l’un et l’autre, allez savoir pourquoi, j’ai vite fait mon choix.

C’était simple comme bonjour. Elle allait tous les jours au même endroit pour boire son thé, comme une vieille anglaise jamais mariée, peut-être pucelle, encore. Une mademoiselle qui trouverait en avance dans l’occupation des vieux tout ce que sa jeunesse attendait, sans honte.  Et, puisqu’on s’était croisées pas mal de fois et que j’avais remarqué chez elle l’envie de faire connaissance, manifestée par son avancée du menton à mon égard et une petite gêne adolescente en me saluant, j’étais sûre à fond qu’en m’installant à la table voisine, elle m’adresserait la parole. J’aurais parié ma mère, sur ce coup. Ou ma bière, disons.

L’endroit était vraiment pas à mon goût, une connerie pseudo-rustique même pas authentique, un attrape couillon ou un q.g. d’habitués de 50 ans et plus. J’aurais préféré le PMU du coin, ou le bar du Normandy, m’enfin bon, c’était là qu’elle était, c’est donc là que je m’installais l’air de rien mine de crayon.
Lalalilala, je pose mon sac et commande un café, youplaboum, je sors mon livre, ahlala, y’a du soleil, tiens tiens tiens, c’est où donc que j’ai mis mes lunettes déjà et.

-Bonjour.
Simple comme ça, j’vous avais dit.
-Bonjour.
Avec l’air un peu étonné, faut bien.
-Vous...
V’là qu’elle cherche ses mots. Y’a pas grand chose qui m‘horripile davantage que quelqu’un qui engage la conversation et qui n’a rien à dire au bout de la deuxième réplique.
-Fait chaud hein.
Bon, j’aide comme je peux. Et puis d’ailleurs, je n’aide pas, j’enquête, c’est différent.
-Ouhla oui.
-Mmmmh.
-Vous...
V’là que ça le reprend. Elle a qu’à pas dire «vous» si ça la bloque.
-Vous pouvez me tutoyer. On s’est croisées plusieurs fois, on doit avoir la même décennie, donc, moi, ça me dérange pas.
Mon dieu, je ne me savais pas capable de m’abaisser à ce point pour une investigation.
-Ah! Tant mieux, ça me gêne un peu le vouvoiement, moi.
-Oui, j’ai cru comprendre.
-Pardon?
-Non mais, à chaque fois que vous m’avez vouvoyée, ben, vous n’avez pas fini votre phrase.
-Ah, non, ça c’est parce que je suis très timide.
-Ok. ... Ok. Et moi mal à l’aise donc. Pardon. Excusez-moi, je voulais pas... Je pensais que...
-Non mais y’a pas de problème, je voulais te parler parce que je t’avais vue ces derniers jours, pas mal de fois, je me disais: on a le même âge, c’est bête, «va lui parler» tout ça, et puis j’osais pas parce que je me disais que peut-être t’avais envie d’être seule, enfin, qu’on te parle pas, t’avais pas vraiment l’air d’avoir envie qu’on te parle, donc bon, mais là, t’es là, et on se parle donc c’est chouette, ça tombe bien quoi. Tu fais quoi dans la vie?

Ok, heu, et ça, c’est être timide?




 -Heu, je.
Mon café arrive. Je devrais tenir un carnet où je noterais toutes les fois où un café m’a sauvée d’une phrase que j’avais pas envie de terminer, qu’on m’a forcée à commencer. J’opterais pour la 17298° fois, aujourd’hui. Ou quelque chose dans ce goût là.

-Je trouve pas mes foutues lunettes!
Là c’est une façon de changer de sujet tout en subtilité, vous avez vu ça.
-Oh, je te prête les miennes si tu veux!

Alors on est déjà meilleures amies, la «timide» et moi? Ok, stop, on arrête, l’investigation est bouclée, remballez le matos, on se replie. Dispersez-vous.

-Non merci, je, j’avais pas vu l’heure, j’aurais même pas du me permettre un café, je dois y aller.

Partir dans l’urgence nécessite d’être ok pour laisser 3€ sur la table sans attendre la monnaie alors que ce jus ne valait même pas les 2€10 facturés.

-Mais, tu vas où? Tu fais quelque chose ce soir?

-Je rentre à Paris. A la prochaine !

La fille seule comme moi n’était pas seule comme moi. La fille seule était seule, foutrement, et se cherchait une amie. Elle avait cru la voir en la personne de moi-même qui, précisément fuyait toute compagnie humaine. C’est mal foutu quand même la vie, parfois. Enfin, pour elle, surtout.
Je suis pas méchante, entendons nous bien.
La façon dont je parle de l’esseulée moche et mal habillée n’est pas vraiment révélatrice de l’amour que je peux porter à l’être humain; c’est simplement que, de manière générale, je trouve très maladroit de forcer la main à quelqu’un pour s’en faire un ami. Elle m’avait mise mal à l’aise. J’avais rien de rien à lui dire.



 Sur le chemin, j’ai regretté l’excuse que je lui avais servie. Parce que, non, je ne rentrais pas à Paris et qu’il allait s’avérer périlleux de circuler librement dans ce bled sans tomber nez à nez avec son petit air de «ben j’croyais que t’étais partie / ah t’es là, chouette / on va boire un café?.»
Elle avait dit «chouette» une fois, elle était cap’ de remettre ça. Qu’est ce que j’allais bien pouvoir faire alors?

Lui dire la vérité?
Personne n’aime la vérité.
Surtout quand elle ne leur va pas au teint.
Je mentirai donc. Je dirai que, je devais partir en effet, et puis je suis revenue. Et avant même qu’elle me pose des questions, là, je dirai un bout de vérité. Tant pis. Que je suis là pour être tranquille. Que j’espère qu’elle passe un bon moment. Qu’elle me laissera passer un bon moment tranquille. J’espère qu’elle comprendra. J’ai même croisé les doigts, hier soir, dans mon lit, pour qu’elle me comprenne si, par malheur, je devais me retrouver dans la situation de confrontation. Il faudra un jour que j’arrête de croiser les doigts pour rien et de faire des voeux à 22h22, c’est plus de mon âge.


Mais elle était là, ce matin, à la terrasse, avec son thé de miss Marple. Et elle m’a interpellée. Et j’ai été incapable de produire ne serait-ce qu’un son avec ma bouche. Alors je me suis assise à côté d’elle, et j’ai écouté tout ce que nous allions faire ensemble, elle et moi, et à quel point c’était CHOUETTE qu’on se soit trouvées. Elle avait plein de boutiques à me faire découvrir, et elle ne me laissait pas le temps de lui dire que le shopping, c’était pas ma came, et que si je devais en faire, ce ne serait pas avec une fille habillée comme ma prof de piano de 75 ans. Autant recevoir des conseils de beauté d'une fille qui a les sourcils très épilés en forme de V. Elle voulait me présenter son cousin, assistant du maire ump, et je ne pouvais même pas caser que l’ump me donnait des crises de fous rires qu’elle prenait déjà rendez-vous. Elle touchait mes cheveux pour savoir comment avoir les mêmes boucles et là, j’attrapais son bras et la stoppais net.

-Pardon, mais non.
-Pardon?
-Non.
-Non quoi?
-Tu ne touches pas mes cheveux.
-...Ah. Pardon.
-Ouais.
-Non mais je voulais juste savoir... comment ils étaient, doux, ou pas, j’avais envie de...
-Et si moi j’ai envie de savoir si t’as ne serait-ce qu’une once de bienséance, dans ton cerveau, je vais aller t’ouvrir le crâne pour y fouiller?
-...
-Non. Je ne le ferai pas. Donc ne touche pas mes cheveux.

La serveuse avait décidé, dieu sait pourquoi, de nous offrir une nouvelle tournée. J’imagine qu’elle avait enfin réussi à faire l’amour depuis 1 ou 10 mois qu’elle essayait et que le bonheur continuait de circuler dans certains endroits de son corps. La Normandie, c’est pas le Lido, hein.

-A la tienne.
Dieu que c’était désarmant: être gentille, encore, alors que je lui avais présenté mon mr Hyde.
-A la mienne, oui.
Et puis elle savait même pas trinquer.
Finalement, je lui demandais son prénom. Lucille, comme la chanson.
-Quelle chanson?
Mon coeur tombait définitivement dans mes chaussettes.





Moi qui m’étais débrouillée pour n’entretenir aucune sorte d’intimité avec des gens que je vois depuis 15 ans, ici, il a fallu que je me fasse avoir, comme ça, sur un coup de grosse tête.
Ca m’apprendra.


-maispastrop-

7 commentaires:

Anonyme a dit…

de nos jours, c'est plutot rare de trouver quelqu'un qui sache encore écrire correctement. et, il se trouve qu'en plus d'être correctement écrits, sur ce blog , les textes que j'ai trouvé sont d'une sensibilité et d'une intelligence qui ne sont même pas rares, mais introuvables.
faut pas abandonner les lecteurs exigeants comme nous. oui, il en reste !

Anonyme a dit…

Comme d'habitude, de la finesse, du goût, du mordant, de l'esprit.
La perfection vous habite !
J'ai fait lire ce blog 'en haut lieu' comme l'on dit, laissez moi vous dire que ça a fait mouche.

la normande a dit…

t'es pas sympa pas de parler de moi comme ça manon.
vraiment. c'est déjà pas simple pour moi tous les jours, mais te servir de moi pour ta "gloire", je trouve pas ça sympa.
en outre, je suis peut-être moche et mal habillée, mais je n'aurais jamais pu être aussi méchante que tu peux l'être sur ce texte.
cela dit, cet écrit est encore une fois une petite merveille, est-ce utile de le rappeler ?

Anonyme a dit…

ta mère est une ultra capitaliste

ManonTroppo a dit…

j'aime vos commentaires, chers commentateurs. ils me réchauffent comme un pull polaire de toutes les couleurs.

souvstudio a dit…

Comme quoi avec un #toptweet, j'ai pu voir l'autre côté de la médaille. ;)

Anonyme a dit…

Je doute et j'ai envie de chocolat. :).