petits-plaisirs-grands-frissons

Le pot de Nutella oublié, découvert derrière un paquet de céréales.

Le conducteur du métro qui m'attend pour partir.

Un vieil ami qu'on accompagnait à des mauvais castings et qui apparaît tout à coup dans la télé.

Se réveiller inquiète de l'heure et après avoir réalisé qu'on a encore 2 heures devant nous, se lover à nouveau sous la couette.

Une bouteille en moins sur l'addition parce que "c'est pour le patron".

Faire découvrir un morceau de musique à sa mère dans le métro et la regarder dodeliner et chantonner, séduite.

La musique qu'on avait oubliée et qu'I tunes décide de jouer, là, comme ça.

Un sac rempli de robes dont on ne savait que faire et avoir, entretemps, emménagé avec une styliste.

Changer d'avis.

Entendre France Gall dans une soirée dite courue et immanquable. Danser dessus.

Lire le même livre qu'un passager du métro et sourire, complice, avec les yeux qui disent "j'en suis aussi".

Inventer une expression. L'entendre bientôt dans la bouche d'un inconnu.

Rencontrer un inconnu. S'inventer bientôt dans sa bouche.

Recevoir une lettre de quelqu'un qu'on voit tous les jours.

Terminer un livre et savoir qu'il nous en reste 5 du même auteur.

Etre d'accord avec un compliment qu'on nous fait.

Rencontrer Jacques Dutronc dans une librairie et lui souffler le nom du livre qu'il cherche.

Découvrir un message personnel Libération qui nous est destiné. Même s'il est revanchard.

Connaître une chanson par coeur, la chanter à 5 heures du matin avec quelqu'un qu'on ne reverra pas.

Découvrir qu'un distributeur de panini a fermé pour qu'une librairie ouvre.

Répondre "Paris" quand, à l'étranger, un étrange nous demande d'où on vient.

Trouver une nouvelle manière de se coiffer.

Faire des jeux de mots de deuxième catégorie.

Ajouter quelqu'un dans son répertoire.

Faire des listes.

Jeter la liste des choses qu'on devait faire parce qu'on les a enfin faites.

Rentrer à Paris et humer l'odeur du métro, écouter les insultes du taxi, se faire bousculer sur les trottoirs.

Etre forcée d'accepter une invitation à dîner et y trouver un acolyte avec qui les mots coulent comme si on se connaissait depuis au moins la nuit des temps.

Avoir des souvenirs.

Ouvrir un paquet de cigarettes.

Fermer une porte sans faire de bruit pour pas qu'il se réveille.

Surprendre un enfant nous attraper la main dans le métro alors qu'on n'aime pas les enfants. 

Trouver des lettres d'amour destinées à notre mère. 

Etre du même avis qu'un chauffeur de taxi.

Sentir que la lune nous regarde et se retourner pour la découvrir, pleine et pulpeuse. 

Ronronner plus fort que notre chat quand on s'endort.

Voir ses tempes battre doucement quand il dort. 

Dormir sur ses tempes. 

Manger de la viande rouge boire du vin rouge mettre du vernis rouge et signer des pétitions contre la corrida. 

La plante qu'on croyait foutue qui reprend du bourgeon de la bête sans prévenir. 

Et tous ces gens qu'on ne voit plus mais à qui on souhaite le meilleur. 

et puis tant, tant, tant d'autres -maispastrop-



Grand jeté et tour piqué. Touchée coulée.

Y'a tellement de gens.
Tellement de personnes qui font des choses, qui créent, fabriquent et s'expriment. Tellement d'autres pour s'occuper de ces messages pour les amener jusqu'à beaucoup d'autres, comme moi, avide de tout ça. Cliente assoiffée, alcoolique.

Mourir en ayant écrit une chanson, un livre, peint un tableau, dessiné un pont, inventé une formule chimique, magique, découvert une étoile, libéré un innocent, tué un innocent ou aboli la peine de mort; mourir avec ça.
C'est ce qu'on laisse, ce qu'il reste.
C'est pour ça qu'on le fait? Ou est ce qu'on le fait parce qu'il faut qu'on le fasse? Et est ce que, parce qu'on le fait avec la nécessité de ce qui doit être, ce qu'on a fait, reste? Est ce que ces points d'interrogations resteront dans l'histoire? Est ce que l'autodérision est un art? Est ce que s'il n'y avait pas de "?" sur les claviers, je pourrais vraiment dire ce que je ne sais manifestement pas?

Une femme un jour m'a dit quelque chose.
L'intérêt étant bien entendu que je vous dévoile ce que cette femme m'a dit ce jour là. Mais j'aimerais avant tout ça vous la décrire, parce que c'est mieux. C'est plus chronologique, oui, d'abord je l'ai vue, ensuite je l'ai entendue.
Elle s'appelait Colette. Souvent on conjugue au passé les prénoms des gens qu'on ne fréquente plus, comme s'ils étaient morts. D'une certaine manière, ils ne sont plus très vivants mais enfin, on ne devrait pas pour autant s'accorder le droit de les enterrer tous crus.
Elle s'appelle Colette, donc, elle est encore vivante mais ça ne saurait tarder. Sa mort, j'entends.
Elle a quelque chose comme 60 et quelques. Et quand on rentre dans les 60, on en prend pour 20 ans. C'est ma mère qui m'a dit ça, et elle sait de quoi elle parle. Les belges, au moins, ils passent de 60 à septante. Et de 80 à nonante. Nous on se traîne les 60 jusqu'au 60-10-9 qui n'en finissent plus de nous peser sur le dos qu'on a fatigué par toutes ces années. On rentre dans les 60 et vingt en somme. Ca aussi c'est de ma mère. Je devrais peut-être la décrire avant de dire ce qu'elle dit mais j'avais prévu, auparavant, de décrire Colette pour en arriver à relater ce qu'elle m'a dit avant de parler de ma mère que, tout compte fait, je décrirai aussi, un peu plus tard.

Colette et ses 60 et dix, elle gambade dans la vie comme une biche. Mais, entendons nous, une biche qui n'aurait pas le même âge qu'elle aujourd'hui parce qu'alors, évidemment, mon but serait raté: je tiens à véhiculer de Colette l'image d'une petite chose taquine et effervescente comme une aspirine du dimanche. Une biche donc, telle qu'on se les imagine au sommet de leur art. Cette biche là avait des yeux de loup et une bouche de vamp. Là, j'ai le droit de le mettre au passé parce que, c'est la vie/la mort, le temps a un peu affaissé tout ça. Mais à l'époque, on peut dire que Colette, elle en jetait un max'.
Elle côtoyait le tout Paris, ce qui fait beaucoup, et trouvait pourtant toujours le temps nécessaire pour vous raconter ce que chacun d'entre eux vivait. Elle n'avait pas d'argent mais beaucoup de biens, comme un appartement rue de la Pompe, des diamants cachés sous le canapé, oui -en clin d'oeil au film et en doigt d'honneur au cliché du "sous le matelas"- des enfants et des petits enfants qui avaient réussi de manière indécente, disséminés au 4 coins du monde, et donc, des maisons aux mêmes 4 coins du monde qui, chemin faisant, s'étaient démultipliés pour inventer une dizaine d'autres coins à la même planète.
Du coup, elle disait souvent "je suis entre Rio et Budapest pour 2 semaines, mais lundi en 15, on peut boire le thé entre 12 et 19". J'aimais pas trop quand elle parlait comme ça, dans ma tête je grimaçais de dégoût mais je continuais de sourire au téléphone parce que j'ai toujours été persuadée que la tête qu'on faisait s'entendait dans la voix. D'ailleurs, j'aime plus que tout entendre les gens sourire.
Mais je ne pouvais m'empêcher de lui accorder ce charme excentrique qui faisait d'elle que, voilà, elle était absente et tout à coup, disponible pour vous 7 heures de suite pour un Earl Grey /Veuve Cliquot.

C'est à dire que quand Colette disait "thé", il ne fallait pas se focaliser, et s'attendre à tout. Colette, le matin, elle mange deux pamplemousses et elle boit 2 coupes deux champagnes. Ca, j'en mets ma main à couper qu'elle le fait encore. Certaines femmes traversent le temps avec tellement de pommettes et aucune rides qu'on ne peut s'empêcher de penser qu'elles ont eu recours à .. vous savez... des trucs qu'on injecte, des bouts de peaux qu'on zigouille. Bon, dans le même ordre d'idée, Colette, on la rencontre et on se dit tout de suite "ah, elle, le matin, elle mange deux pamplemousses accompagnés de deux coupes de champ'", c'est comme ça.

Y'a d'autres choses, qu'on ne se dit absolument pas spontanément sur Colette au premier coup d'oeil, à moins d'avoir des dons de voyance -mais comme j'y crois pas un centimètre, même pas j'en parle- c'est par exemple son truc avec ses cheveux.

Colette ne s'est jamais coupé les cheveux elle-même. Ja-mais.
En fait, le scoop, il est ailleurs: elle ne s'est jamais lavé les cheveux elle-même. Et, ç'aurait peut-être été autrement plus surprenant qu'elle ne se soit jamais lavé les cheveux tout court, j'en conviens, mais convenez à votre tour que se faire laver les cheveux par quelqu'un d'autre TOUTE SA VIE, c'est déjà pas mal comme signe particulier.
Oui parce qu'elle allait chez le coiffeur, qu'elle choisissait d'ailleurs - et tout compte fait ça se comprend - comme un Côte Rôtie 1982. J'ai dit 82 parce que c'est mon année de naissance mais c'est aussi une très bonne année pour le Cote Rôtie, ne me taxez donc pas de nombriliste plus vite que la musique.
Contrairement à l'idée que vous venez certainement de vous faire compte tenu de cette avant dernière phrase, son coiffeur n'était pas son confident du tout. C'est pas un stéréotype dont je vous parle, sinon quel intérêt. Je vous sens un peu sur la défensive à propos de ma Colette, alors que, voyez plutôt, elle précisait au contraire qu'elle tenait à ce qu'on ne bavasse pas des coups de reins du quartier avec elle. C'est principalement sur ce critère qu'elle choisissait son coiffeur. Elle disait "comme quoi, tous ces clichés, ça se vérifie, c'est réellement difficile de trouver un coiffeur qui ne soit pas un bavard fini". J'aimais pas trop non plus quand elle disait ça en fait.
De toute façon, elle connaissait déjà toute la vie des reins et des coups du quartier, elle n'en avait que faire d'entendre à nouveau l'histoire des histoires d'amours qui finissent. En général.

Du coup, j'ai oublié de vous dire que ce que j'aimais chez elle, rapport à la coiffure, c'est que quand ses cheveux sont devenus blancs, elle n'a jamais songé une minute à les teindre parce que, c'est ce que je crois, elle n'avait pas besoin de faire croire qu'elle restait jeune, elle l'était. Intrinsèquement.
Je vous ai dit, elle pétillait Colette. J'ai dit "aspirine" tout à l'heure, en fin de compte, je préfère "champagne" parce que c'est vraiment de cette manière que ses bulles faisaient effet. Et puis ça lui va mieux, c'était pas le genre à avoir mal à la tête.
Avec ses cheveux tout blancs et ses yeux malicieux, on lui résistait pas longtemps. C'est pas compliqué, elle obtenait tout ce qu'elle désirait et même ce qu'elle désirait à peine avant qu'elle s'en rende compte. J'en arrive à me demander si un jour on a adressé un "non" à cette femme. Peut-être, oui, si elle a dit à quelqu'un "refusez moi quelque chose", là, assurément, on lui a répondu "non". Ca a du la mettre dans tous ses états. Enfin, je ne sais même pas si c'est arrivé mais l'imaginer dans tous ses états m'éclate alors c'est pour ça, j'ai émis l'hypothèse.

(J'y pense, y'a aussi une histoire dingue à propos de cette femme, ça concerne son mari. Elle s'est mariée une fois. Et il est mort. C'est la manière dont il est mort qui est dingue, pas le fait qu'il soit mort, qui en soit, n'est pas surnaturel comme évènement. Mais ça ne sert en rien l'anecdote qui m'intéresse ici, c'est la raison pour laquelle je ne le raconterai pas. Bon.)

En fait, faudra bien que je vous le dise un jour donc autant que ce soit maintenant, Colette au début, elle était blue bell girl. Je sais bien qu'on ne dit plus ça comme ça aujourd'hui, m'enfin c'est pas aujourd'hui qu'elle est blue bell girl, et à l'époque à laquelle elle l'était, c'est comme ça qu'on définissait la chose. Je précise parce que je voudrais pas que vous pensiez que je suis ringarde; au contraire, je suis pointilleuse comme tout, je vous relate la vraie vérité et vous replonge dans les plumes et les froufrous dont elle était affublée, dans son Lido de bureau. Si vous vous concentrez un peu, vous pouvez sentir la poudre de ses joues, la laque qu'on pschitait par kilos sur leurs lourdes coiffes, et l'écho des talons hâtifs avant l'entrée en scène.
Je parie même que ma fierté tirée de la trouvaille du surnom de "la biche" que je lui ai donné, je pourrais me la mettre où vous pensez - et vous pensez ce que vous voulez - parce qu'y a du y'en avoir un paquet qui la surnommaient de la sorte avant moi.

Je compte sur votre grande capacité de déduction pour ne pas avoir à détailler son allure, son corps, ses galbes. Elle était blue bell girl, c'est une phrase qui, en plus de renseigner un tant soit peu sur la vie de la dame, permet normalement de la dessiner dans vos têtes.
On va dire que la biche était canon, comme ça, c'est clair.

Elle tombait jamais amoureuse (ça me fait penser qu'elle se vantait de n'être jamais tombée tout court, sur scène, ce qui était soit disant rarissime) parce qu'elle trouvait tous ces gens, les hommes, un peu lâches. Lâches d'une autre manière que celle que vous croyez. (Pensez pas que je prétends savoir tout ce que vous pensez mais là, je sais quand même que vous vous trompez, c'est pour ça).
Lâches; pas par rapport à elle, ou aux femmes, ça laissez moi vous dire qu'elle s'en fichait pas mal. Non, lâches par rapport à eux, eux-mêmes. Elle disait que ce qu'elle détestait par dessus tout, c'était de voir un homme abandonner ses rêves pour se ranger avec "maman". Etant donné qu'elles jugeaient les rêves des hommes autrement plus palpitants que ceux des femmes, qui, c'est vrai, consistent souvent à empêcher l'homme de leur rêve de les réaliser, ses rêves.
Elle trouvait la plupart des hommes potentiellement fantastiques et regrettait amèrement qu'aucun d'eux ne se donne la peine de le devenir vraiment. Raison pour laquelle elle aurait préféré jeter ses diamants par la fenêtre sur la tête de son coiffeur en tombant sur scène que de s'installer avec un de ces peureux.

"Ils pourraient rester dans l'histoire et ils se contentent de faire des enfants". Ca, j'aimais bien quand elle le disait, mais, étrangement, je ne souriais pas.

Elle mettait souvent son index sur ma bouche pour l'étirer en sourire, alors. C'est en ça qu'elle croyait, la joie, la foi de la joie, et les joues aussi. Parce que sourire entretient les muscles des joues, elle disait.



Colette, elle était amie avec une danseuse étoile. Yvette Chauviré.
On allait à l'opéra ensemble, j'adorais les ballets; le matin je ne pensais qu'à ça et à l'école, ça devenait impossible de me concentrer sur les additions de trucs qui rapportaient même pas quelque chose,sinon peut-être une note dont je n'avais que faire au moment où j'imaginais la salle qui s'obscurcissait, les chuchotements qui se taisaient et la chaleur, l'incroyable chaleur de l'orchestre qui s'allumait en contre jour, dessinant au scalpel la silhouette autoritaire de celui qui allait mener par la baguette tous ces instruments enchanteurs afin que des créatures au moins célestes sautillent, virevoltent, paschassent et tendent leurs muscles pendant une minute 30. (Non parce que j'avais toujours l'impression que ça n'avait duré que l'espace d'un instant: à peine installée, il fallait déjà partir. "c'est fini?" je demandais, avec la même ébranlement que s'il s'agissait des provisions dans la cave en période de guerre.)

Bref, Colette m'emmenait à l'Opéra Garnier.

... Je n'aurais dit que cette phrase, vous n'auriez pas saisi l'importance de la chose, c'est pour ça, je vous explique. Mais je vous prends pas pour des imbéciles hein, mélangez pas tout.

Et puis, il y a eu cette représentation des "Chaussons Rouges", vous savez, adaptée d'un film que je qualifierais de dingue si j'avais pas peur de passer pour telle. Je l'avais vu ce film din... heu, pas mal, et j'étais excitée au plus haut point de le voir en vrai avec des vrais gens avec qui je partagerai le même vrai air. Je m'étais faite belle même. Je vous dirais pas comment parce qu'aujourd'hui faudrait me payer très cher pour me voir habillée de la sorte tellement mes goûts ont changé et me poussent à me trouver, rétroactivement, horriblement mal fagottée.

A la fin, je me suis tournée vers Colette et j'ai dit, comme d'habitude, "C'est fini?". Mais là, c'est comme si je parlais du monde entier, pas seulement des provisions en tant de guerre. Elle a tiré ma bouche pour la faire sourire et on est restées assises comme ça, côte à côte, pendant que ça s'affairait à se re-visonner alentour.
On s'était toujours rien dit quand, juste avant de sortir de l'Opéra, elle a rajouté : "Pas tout à fait". Comme si je venais de poser la question, j'veux dire, pas comme si ça faisait 20 minutes.
Ok, moi je me dis "elle fait de la philosophie à deux balles, elle va encore me dire des trucs sur la vie comme quoi elle est senssass' alors qu'en fait les ballets c'est trop de l'arnaque ça dure un claquement de doigts en coutant la peau du cul, super". C'est que j'étais un peu contrariée en sortant du Lac des Cygnes, de Casse Noisettes, de La Sylphide et consoeurs; contrariée d'une façon qui ne me rendait pas très agréable, j'entends.

Je n'ai que 15 ans alors je ne peux pas claquer la porte et partir à la recherche d'un taxi, au lieu de ça, tout en roumégant ma hargne, je la suis et sans vraiment m'en rendre compte, je débarque dans une loge accompagnée de ma tête de grincheuse horrible, ce qui me vaut un inoubliable "Elle a l'air aussi commode qu'une étoile!".
Par la suite, j'ai su qu'entre eux, les danseurs disaient "étoile" pour "danseur étoile". Un peu comme vous, vous dîtes "frigo" au lieu de "frigidaire" ou "chéri" au lieu de "toi là que j'aime toujours autant après tellement d'années". On abrège et réduit souvent ce qu'on fréquente tout les jours et ça vaut pas que pour le vocabulaire.
Toujours est-il que sur le coup je m'étais demandé pourquoi cette femme là avait décidé que les étoiles avaient pas l'air commode et que quand j'ai compris, longtemps après, que c'était à une danseuse qu'elle m'avait comparée, et pas des moindres, j'ai été dans l'incapacité de trouver ses coordonnées pour lui communiquer l'euphorie qui accompagnait cette révélation.

Etoile peu commode ou pas, j'en restais tout de même bien élevée et, voulant effacer ma boude capricieuse, j'ai attrapé l'index de Colette pour qu'il dessine ma bouche en sourire.
- Amour (c'est comme ça qu'elle m'appelait, j'y peux rien, je vous plonge dans la vraie vérité, je vous ai dit), je te présente Yvette. Yvette Chauviré. Yvette, je te présente Amour. Amour Manon.

Vous devinerez jamais ce qu'Yvette a fait: elle a tendu sa main !
Sa main, mes aïeux, sa main est dessinée dans ma tête jusqu'à ma mort si un jour je meurs ou davantage alors si je ne meurs jamais; y'a un tiroir de mémoire réservé uniquement à ce souvenir là.
Elle a allongé son bras, mais pas tout fait, on aurait dit qu'elle le préservait en le laissant légèrement arqué comme si elle était à la barre de danse. Après, ou en même temps sûrement, impossible d'être certaine de tout ça, elle a approché sa main mais à une vitesse qui n'existe pas dans votre vie, ni dans aucune autre, à une vitesse faramineuse qui met une éternité à arriver jusqu'à la vôtre, en l'occurrence la mienne.
Sa main. Mes enfants, cette main... J'ai cru qu'elle allait la faire tourner autour de moi en faisant apparaître une baguette magique pour me jeter un sort parce que cette main ne pouvait raisonnablement pas faire quelque chose de commun; ses doigts semblaient avoir révisé toute leur vie pour atteindre une grâce pareille. Et en fait, non, qu'est ce que je raconte... : ces doigts incarnaient spontanément la Grâce que d'autres mettraient toute une vie de plusieurs générations à essayer d'atteindre.
Alors je me suis reculée parce que j'ai eu les larmes aux yeux. Parfois, l'émotion fait des trucs trop nuls comme ça. Elle a pris ça pour un caprice d'Etoile. (là du coup, je mets une majuscule à étoile). Et, pas démontée pour un sou, s'est avancée vers moi.
Qu'est ce qu'elle n'avait pas fait là!
Elle n'avançait pas, elle flottait. Tant et si bien que j'ai jeté un coup d'oeil humide-furtif à mes propres pieds pour voir si on était pas directement passées au paradis tant qu'à faire, flottantes sur des nuages de coton et tout le bordel. Mais non, c'était elle, ses pas, sa démarche délicate au point que le mot même "délicat" pouvait retourner se rhabiller.
En vrai, c'était vrai, Colette m'avait pas menti, c'était pas tout à fait fini au moment où le rouge du rideau s'était effondré sur les derniers applaudissements, tout à l'heure, il y a un siècle.

Bon, je ne vous le cacherai pas plus longtemps, j'ai pas serré la main d'Yvette Chauviré. Et ce pour deux -très bonnes - raisons.
La première c'est que j'en étais tout bonnement incapable. Oui parce que moi, personnellement, je ne savais plus où se situait la mienne, de main. Et que même si je la trouvais, je savais qu'elle tremblerait comme les paupières quand on manque de calcium. Régulièrement, fortement, horriblement. Et, quand bien même elle aurait arrêté de trembler, elle aurait été indigne de ... Non, c'est dans l'autre sens. Sa main à elle ne pouvait vraiment pas toucher quelque chose comme ma main à moi, concrète, vivante, mortelle. Oui, j'ai eu très tôt conscience de ma physiologie et du fait qu'elle allait, à terme, arriver à terme pour finalement pourrir dans un cerceuil six pieds sous terre, comme on dit, si tant est qu'on ait vraiment pris le temps de compter ça, un jour. Aussi, en tant que mortelle putréfiable, voulais-je préserver cette oasis de ma commune vulgarité et ne pas la toucher de mon organe périssable de main.

Bon, ça c'était la première raison, et comme j'ai dit qu'il y en avait deux, je suis obligée de passer à la seconde, et en vérité, l'unique.
Il s'est passé que mon corps a décidé de venir vers le sien comme si par exemple le mien venait du sien ou un lien fortiche dans le genre. Un lien comme qui dirait inéluctable, quoi. Et le sien a accueilli le mien comme si, oui en vrai, il avait accouché du mien. Bref, on s'est prises dans les bras, voilà c'est dit. Je trouvais une seconde mère ce soir là dans une loge qui sentait le talc.
Parfois, l'émotion... Bref.
J'ai oublié de vous dire que pendant ce temps, Colette buvait le champagne. Les danseuses boivent jamais le champagne parce que c'est une vie de chien qu'elle mènent, mais Colette, elle était plus blue belle girl depuis belle lurette et puis, la vie de chien, elle la traitait fréquemment de femelle. (y'a une subtilité mais maintenant que vous commencez à connaître Colette, je ne vous mâche plus tout le boulot, vous vous débrouillez un peu)

On est allées dîner au Café de la Paix, à côté. Les serveurs nous connaissaient et nous ont offert le Veuve Clicquot; il a fallu que je bataille pour en avoir une mini goutte avant que la vieille biche ne s'enfile la bouteille mais j'ai réussi. J'avais quelque chose à fêter, bien mieux que le réveillon ou cette blague de Noël de mes deux, j'avais vécu ma première illumination, j'avais vu de mes yeux vu une apparition et elle ne s'était pas contenté d'apparaître, elle continuait de se mouvoir, et même qu'elle mangeait des asperges.
Bon, ça, j'avoue, ça m'a un peu refroidie le coup des asperges.
J'aurais certainement préféré qu'elle soit de ceux qui ne se nourrissent pas, parce que je n'avais aucune envie de l'imaginer faire caca. Ou bien s'il fallait vraiment qu'elle mange, ç'aurait été chouette que ce soit du boeuf, nom d'une pipe; mais, peu importe, elle était là, là, là, vivante.

Colette a touché ma joue et m'a dit "mon index ne peut pas te faire sourire davantage mon index se sent inutile mon index est jaloux". D'une traite elle l'a dit, c'est pour ça que je mets pas de virgules.
Je lui ai cloué le bec en souriant encore un centimètre plus haut, à cause du plaisir que sa phrase avait procuré à mon humeur.
Et là, Colette que je vous ai finalement assez peu décrit -mais toujours plus que ma mère-, a dit:
"si tu dois te souvenir de moi... et tu te souviendras de moi... il faut que tu te souviennes de moi heureuse, comme là, aujourd'hui, tout de suite, parce que comme ça, je ne serai jamais morte."
Des gens construisent des ponts, peut-être même que ces ponts servent à des amants, pour qu'ils se retrouvent si jamais par exemple ils n'habitent pas sur la même rive. Des gens écrivent des livres, ils meurent, on continue d'imprimer les livres. Parfois même dans des formats qui permettent de les mettre dans la poche, avec les cartes de visites inutiles et les vieux tickets de caisse. Il y a des peintures qui sont accrochées dans des musées, elles se font zyeuter aux heures d'ouverture et ont peur du noir, la nuit, quand plus personne ne les aime. Elles ont été peintes par des êtres vivants, morts pour la plupart.

Je ne suis pas certaine de vouloir marquer mon temps, je le trouve déjà bien assez abîmé comme ça et en plus, je ne crois pas que je le mérite, et il ne le mérite pas davantage, lui.
Mais, qu'une blue bell girl et une danseuse étoile aient marqué le mien, ça sonne à la fois incroyablement banal et simplement magique. Après, j'ai entamé un long chemin de croix de danse classique. Certains jours, j'avais mal partout, partout, pas une partie de moi qui n'était pas à l'agonie et je me demandais vraiment si ça valait le coup de se mettre les pieds en sang et l'humeur en miettes, tout ça. Alors j'ouvrais mon petit tiroir et le polaroid d'Yvette avançant vers moi sur fond de Colette s'en jetant un petit derrière la cravate, ça me donnait la force d'une équipe de rugby. Je relevais ma tête, tendais mes cuisses, pointais mes pieds et repartais de plus belle. Alors, que ces deux danseuses aient été des panneaux de direction, pour moi, des bifurcations même, je trouve ça sensass au point que ça pourrait presque me donner envie de le raconter en étant convaincue que quelqu'un ressentira quelque chose en me lisant. Même si c'est un dixième du quart de ce que j'ai vécu, c'est déjà une tonne.
On m'a marquée, au fer. Peut-être qu'on veut tous simplement dire ça, raconter nos cicatrices.

Au fait, ma mère, je préfère vous la décrire un jour où vous êtes en forme, je voudrais pas vous affaiblir.

Un jour, une femme m'a dit un truc qui me trotte dans la tête depuis.

Y'en a tellement qui se contente de faire des enfants en fin de compte.

-maispastrop-