Mind the gap

Jeune fille rangée en fleurs,
à la perle et la mort,
partagerait appartement




La voisine est morte hier, tant mieux, elle en avait envie je crois ;
Elle ne voyait plus trop l'intérêt de traîner ses varices du 1° étage au marché, du marché au médecin, du médecin au lit.
J'invente rien, elle me l'a dit.

Elle m'aimait comme sa propre fille et elle me le rappelait souvent, alors bon, je l'écoutais d'un air tendre, attendri, mais un jour j'ai osé lui dire le fond et le comble de ma pensée: voilà, j'aurais préféré qu'elle me voit comme sa soeur, qu'elle soit ma complice, qu’on soit elle et moi dans la même galère qui vogue vaille que vaille, mais qui sait tout.
C'est ça que j'aurais préféré.
Pour qu'on partage ensemble le peu de temps qu'il reste au lieu de voir en moi, en face d'elle, le peu de temps passé.
Elle imaginait que je serai actrice, star même, parce qu'elle voyait tout en
grand, elle disait que j'allais me marier avec un homme de qualité -la qualité c'était très important pour elle-, que j'allais avoir des enfants joyeux qui rempliraient de babillages une grande maison en pierre de taille. Dans un quartier chic mais pas trop.

"Je ne suis pas la relève de tous les mourants dans ton genre, je m'en fous, je
voudrais qu'on échange nos places", je lui ai dit.
Elle a ri.
Qu'elle rie comme ça, ça a fait que je l'ai aimée à me damner.
Elle comprenait mais bon, elle voulait pas admettre.



Sa famille a défilé dans des couleurs sombres, une procession de noirs et de gris étincelants. J'ai pas pleuré parce que je venais de me maquiller, de cacher la misère et, voilà, ça m'ennuyait de déjà faire couler le mascara.
J'avais sorti mon sourire d'enfant à adresser à leurs carcasses d'adultes puisque c'est ça qu'ils attendaient de moi.
L'espoir. Le temps. La vie.
Blablabla.


Ras le bol de ce blanc, partout et tout le temps.
Je dors dans du blanc, on m’habille en blanc, je mange du blanc, je pense blanc blanc blanc. Je veux du rouge maintenant, du Stendhal, du Jeanne Mas, des khmers, de la corrida; j’en veux sur les ongles, sur la bouche et dans le sang.
Besoin de crasse. Il faut que ça arrête d’être aussi propre.
20 ans passés à attendre une tempête, c'est long.

Ma chair fraîche, mes joues roses, mes seins fermes, tout ça pourrit et
périme dans des dentelles nickel pendant que les autres existent, pendant que la vie vit, sans moi.
Il faut faire quelque chose, et vite.
Il faut prendre une décision, n’importe laquelle, la première qui passe.
Tiens, en voilà une qui passe, justement, attrapons là, voyons ce qu’elle propose.

J’attends qu’ils dorment bien enfoncés dans leur matelas de marque qui prend la forme de leurs corps, leurs corps installés toujours au même endroit dans leur matelas de marque qui n'a pas changé de coin de chambre depuis des décennies. Je colle mon oreille contre la porte et j’entends vibrer le souffle de celui qui est ailleurs, qui rêve à une vie meilleure, à sa vie passée, à sa jeunesse, celle-là même qu’il me refuse. Ils m’ont mise au monde pour se remettre à y croire et à tout prix ils m'empêchent d'espérer.
Ils inspirent en même temps, expirent de concert, ils m'étouffent.
C’est régulier comme un métronome.
Bientôt, le robot de la sagesse va se laisser disperser par ses vieux démons, le sommeil sera moins profond et la porte claquée les réveillera sûrement, alors il faut que je me dépêche.
J’aime me dépêcher, ça tombe bien.
Parfois, j’attends la dernière minute pour me préparer, parce que l’urgence me donne l’impression d’être vraiment là.

C’était pas prévu pour ce soir, ma valise n’est qu’à moitié prête.
Je n’y ai mis que l’essentiel, alors que je compte vivre uniquement de superflu, mais tant pis, j’espère que rien ne se passera comme prévu.

Dehors, la Ville est bouillante, ça grouille d’envies, le vacarme remonte ma colonne vertébrale, tout a l’air réel, réalisable, je me sens multiple, comme un pot au feu, je suis un pot en feu, j’ai tellement hâte. Faites-moi vivre.

Je me suis adossée à un réverbère. Lui et moi, on se comprenait bien, droits, lumineux, on était là pour une seule chose, et on allait la faire comme des bons petits soldats.
Quand il s’allume, je quitte tout.
Quand il s’allume je quitte tout.
Il s’allume.
Tu passes.
J’attrape ta veste.

Alors que je plonge la tête la première dans une grande piscine vide, je trouve le temps de penser que c’est du tissu de qualité que tu as là sur les épaules, le genre de flanelle que mon père aimerait pouvoir s'offrir, et que c’est aussi bien comme ça. J’ai pas envie de mourir au-dessous de mes moyens.
D’abord tu me regardes d’un air plutôt vide et j’ai tout à coup très peur que tu fasses partie de ceux qui vivent en apnée. Et puis, très vite, tu dis des choses, tu parles avec ta bouche, ça prononce des bidules que ta tête a pensé, je comprends rien parce que je ne t'écoute pas, je suis trop concentrée sur ça :

Là, tu prends vie devant moi. Tu existes. Je t’aime.
Je ne veux pas te connaître, je me fous de qui tu es, tu ne m’intéresses pas, j’ai simplement besoin de toi. Il faut que tu me rendes un service.

Alors je te dis ça :

"Je suis personne, y’a rien dans moi, je suis remplie de vide, ça va déborder, dégouliner et m’asphyxier. Mes murs, ils en finissent plus jamais de se resserrer sur le néant qui remplit le zéro de ma vie. Je sers à rien. Au milieu de nulle part, je préférerais être n’importe où et il faut, il faut que tu m’emmènes au bout du monde. Je te dis ça d'une seule traite, sans prendre ma respiration parce que je veux pas réfléchir tu sais.
Je veux pas choisir mes mots je veux pas que ce soit joli ou séduisant je mets pas de virgules je veux que ce soit moi et que ça ressemble absolument à un cri même si je le dis doucement parce que je veux pas te faire peur."

Et puis, là quand, même, je respire.
Mes poumons s’ouvrent sur tous les possibles qui viennent de naître à l’instant où je me suis tue.
Ta tête ressemble à un point d’interrogation.

Tu fais des points de suspension avec ton silence.

M’en fous, j’attends, je sais que tu vas dire oui.

Je te dis ça :

"Je sais que tu vas dire oui."
T’as encore plus besoin de vivre que moi. T’as besoin de croire à des promesses qu’on peut pas tenir, tu es en perdition, et je te demande de me sauver.
Ma jeunesse défie tout ce temps que tu as perdu, il se réveille à ma
rencontre, il se ravive, regarde, tu vois bien que ton sang circule plus vite, que tes tempes renaissent sous la pression d'un coeur que j'ai dégourdi. Je veux être comme toi. Je veux plus avoir peur, je veux être vieille, je veux être à quelqu'un, je ne veux plus qu'on me regarde comme la possibilité d'être heureux, je veux être déjà triste, un peu fanée, avec vous tous, mes futurs compères et qu'un jour, près d'un réverbère, quelqu'un m'attrape par la veste.

Ton mutisme m'invite à remplir l'espace. Je rajoute ça:

"Parce que, voilà, moi je peux plus être potentiellement tout et
concrètement rien. J'ai peur de pas grand-chose, j'ai envie de l'intégrale, c'est trop fatigant, tu comprends.
Personne, jamais, ne me donnera autant, ce grand tout ça auquel mes 20 ans aspirent, personne ne peut, et je veux m'en rendre compte le plus vite possible.
Fais de moi une vieille fille qui regrettera ses jeunes années en sachant que ça
ne pouvait pas se passer autrement."

Je pense très fort tout ce que je te dis.
Il faut que tu comprennes que je suis faite pour ça, me coucher droite et rêche dans un matelas creusé et modelé par un corps qui dort au fil des années dans une vie de papier millimétré. Je me vois au coin d'une cheminée qui ne
marche plus, un soir de noël, à raconter à mes petits enfants qu'un jour j'ai été jeune comme eux et que bientôt, ils seront vieux comme moi et que tout ça n'a pas vraiment d'importance; ils ne m'écoutent pas parce que tout ce à quoi ils pensent, c'est à ouvrir les cadeaux sous le sapin, là.
Parce qu'ils ne m'aiment pas vraiment et moi je ne les apprécie pas plus que ça non plus.
Je ne veux plus croire au barda du grand-amour-tour-du-monde-changer-l'ordre-des-choses-réaliser-mes-rêves-avoir-bonne-mine. Je veux que vous arrêtiez tous de voir dans mon regard trop frais une ardeur qui m'encombre.
Le pas que je viens de faire revient du désir du grand amour, et celui que je vais faire se dirige vers la certitude qu'il n'y a rien de grand, qu'il n'y a pas d'amour. J'ai pas d'histoire à raconter, voilà, et je veux pas qu'on raconte la mienne.
Bon.
Emmène-moi de l'autre côté et offre moi mon plus beau jour de ma fin de vie.
Je ne veux plus y croire et mourir bientôt.

Le réverbère s'éteint parce que le jour revient. Il fait ça à chaque fois, le
jour. Le temps passe vite quand on a une urgence et tu as l'air fatigué, tes traits tirent sur ta peau, ça fait ressortir tes rides et tes pattes d'oie. Je me retiens d'y passer ma main. Tu as du beaucoup rire, avant, pour avoir tous ces petits plis au dessus de tes joues creusées.
Tu n'es pas très beau.
Tu n'as rien de ces types que j'avais en poster.
Je lance mes yeux dans les tiens, tu accueilles tout ça avec une élégance anglo-saxonne et tu me dis "tu es bien jeune", je réponds "je ne te le fais pas dire", j'ai toujours aimé cette expression, "je ne te le fais pas dire".
Tu souris, et ça y est, dans la commissure de tes lèvres, je trouve le "oui" que j'attendais.
En route.

D'avance, je te remercie.

-maispastrop-

nouvelle publiée dans la revue Bordel / Jeune fille, oui, "Jeune fille", c'était le thème, parce que c'est une revue à thème, en fait.










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