Biomanes

Toutes ces addictions qu’on se traîne.
Tout le monde a besoin de quelque chose, chose sans laquelle ça se sentirait comme démuni, mis à nu, pris au dépourvu. Incroyablement vulnérable et à moitié mort, déjà. Tout le monde. Certains sont même dépendants de leur propension à clamer partout qu’ils ne dépendent de rien ni de personne. Et puis, il y’a ceux qui sont dépendants de leur nudité, leur liberté et leur détachement. De leur indépendance.

Je me targue de pouvoir me passer des gens quand bon me semble, et c’est, somme toute, assez vrai. Mais il n’y a pas là matière à trop fanfaronner puisque ça n’est pas de Gens que je suis dépendante mais bien de Choses. Des trucs dans, et au dehors de ma tête.

Si je devais passer une journée sans parfum, cigarettes, alcool et musique, je resterais au lit.
Si je devais passer une journée sans lit... il me faudrait beaucoup d’alcool.

Il m’arrive souvent de descendre chez l’épicier pour acheter un paquet de blondes américaines en prévision du lendemain, pourtant, il m’en reste une petite dizaine, mais je préfère ne pas être prise de court, ça me rassure. Et pourtant, être prise de court, c’est ce qu’il m’arrive sur tout le reste.
Les trucs administratifs, par exemple.
Jamais, au grand jamais, je n’ai payé une facture edf avant que la voix préenregistrée ne m’appelle et me propose, sur mon répondeur:

«Si vous n’avez pas encore réglé cette facture: tapez 1. Si vous avez payé cette facture depuis le rappel que nous vous avons envoyé par courrier: tapez 2. Si vous n’en avez rien à foutre...»

A défaut de 3, toujours, je tape 2.
Bien sûr que je n’ai pas encore payé, mais je me dis que je calme alors les loups qui attendent le chèque, et, il se trouve que ça fonctionne. Ils ne hurlent plus à la mort, et quand enfin je me décide à envoyer le dû, ça passe comme une lettre à la poste.
Je suis pourtant incroyablement dépendante de ça, EDF. Oui, mais leurs doses ne m’envoient à aucun niveau d’aucun ciel. Ca me passe au dessus. Ou au dessous.

Du monoï que je mets dans mes cheveux. Des livres que je suis en train de lire. Des mots que j’écris. De cet ordimini à qui je dis tout. Des bagues auxquelles mes doigts sont habitués et qui, quand je les déshabille, errent entre eux, se frottant les uns aux autres comme pour recréer la présence, se tenir chaud, ne plus se sentir abandonnés.



Y’a un vide, tout le temps, avec la privation des habitudes et celle des petites choses anodines qui font de ma vie un grand exemple d’existence. L’autodérision aussi, j’y suis accro. Salement.
Mais, que les choses soient claires, bien qu’indéniablement portée sur la possession d’agréments et la collection de souvenirs, je ne suis pas uniquement matérialiste, hein. Je dépends aussi beaucoup de l’idée de fantaisie et des préservatifs.

Comment être libre, alors.

Doit-on réellement se défaire d’absolument tout ? Quelle valeur aurait le plaisir ? Doit-on se débarrasser du plaisir aussi ? En sommes nous dépendants ? Est ce que je me suis prise pour un énoncé d’épreuve de philo ?

Ca circule dans les bars, dans les cinémas. Ca s’agite à l’entrée des magasins à l’heure des soldes. Les théâtres tremblent sous les applaudissements. Les fenêtres, sous les orgasmes. Les enfants frétillent devant l’excitation du bonbon volé. Moi, au milieu, un peu de tout ça et du reste.

Hier, sur la ligne 11 entre Hôtel de Ville et République, j’ai failli m’abonner à de nouveaux amis. Une bouteille de boisson gazeuse et calorique se baladait dans le wagon, à nos pieds. Vide, elle tanguait selon les mouvements des roues sur les rails et, assise sur les strapontins centraux, je lançais le bal, sans m’en rendre compte, en levant les jambes pour la laisser danser où elle voulait. Ma voisine d'en face a suivi par réflexe, puis mon voisin de gauche aussi et enfin, le 4° luron, exilé de l’autre côté, pareillement. La partie commençait. Nous nous y prêtions avec autant de sérieux que d'enthousiasme gamin et j’ai senti tout à coup l’air qui changeait d’odeur. J’ai relevé la tête et découvert, en face, le visage de la jeune fille plié sous l’effet du rire. Instinctivement, j’ai vérifié mon voisin de gauche qui, lui aussi, commençait à sérieusement se gondoler. C’est monté depuis mes orteils et une fois le plexus solaire atteint, par la bouche, j’ai explosé d’un éclat que ma mère aurait qualifié de «rire de l’été 1985 en détruisant les châteaux de sable».
Le 4° toujours concentré a vu d’abord la bouteille buter sur un de nos pieds, puis nos têtes hilares. Avec tout ce que ça a de prévisible et d’évident, il faut avouer que, sans surprise ni retournement de situation, le type à décidé de se joindre à notre aventure et s’est tirebouchonné aussi sec.
Nous étions là, tous les 4 à nous regarder sans trop nous voir, à cause des larmes que la puissance du rire faisait naître, à couiner et taper nos cuisses, le tout accompagné d’essais de phrases étouffés par un nouveau gloussement. Ca a duré 3 stations.
Pour ceux qui ne sont pas parisiens -si ça existe- 3 stations, ça nous donne un bon 3 minutes 50 dont 3 minutes de circulation et 50 secondes d’arrêt en tout. Arrêts pendant lesquels de nouvelles têtes débarquaient et s’étonnaient du spectacle. Les autres passagers ont fini par se sourire aussi, entre eux, comme des parents attendris par la joie de leurs garnements. Bien entendu, tout ce décor ne faisait qu’alimenter les hoquets et les contractions d’abdominaux. Et puis l’un d’entre nous a lâché dans un souffle agonisant «J’en peux plus !» ce qui semblait tout à fait véridique au regard de la position mi-allongée mi assise que son corps avait adoptée. Voilà qui a fini de nous achever complètement et nous a poussé à en faire de même.
L’expression «mourir de rire» prend son sens plusieurs fois par ans, trop rarement certes, mais alors, on sait qu’on pourrait véritablement y rester tant le souffle nous manque et le ventre nous tiraille, sans parler des joues qui brûlent, des yeux qui pleurent, du coeur qui pique et brinquebale pendant que la tête qui réalise tout ça admet qu’elle n’a absolument aucun contrôle de la situation, pour une fois.
Il n y’avait pour ainsi dire rien de vraiment comique, rien de comique à ce point- là en tout cas, mais, tout simplement, nous riions de notre rire, nous étions heureux de notre joie, entre nous, inconnus. Le bonheur alimentait le monstre affamé du «encore plus de bonheur» et ça aurait duré toujours s’il n’avait pas fallu que l’un d’entre nous descende pour se rendre au chagrin.



Il n’y a que ça de vrai, le plaisir, selon ma doctrine longuement réfléchie. Il n’y a que ça de vraiment vrai. C’est palpable, vivant, dans les veines. Comment s’en défaire si l’on se sent prisonnier des sensations qu’il nous procure. Comment être libre, sans être ascète, austère, ermite. Comment ne dépendre d’aucunes satisfactions et être tout de même heureux, c’est ça que je me demande.

Et, oui, bien sur, quelques parenthèses enchantées nous assaillent de bien-être alors qu’il ne se passe soit disant rien de précis, ça nous attaque dans la rue, sans prévenir, sans raison. On se dit «bah, tiens, pourquoi cette légèreté tout à coup?»
Mais c’est toujours parce qu’il fait un peu beau, et qu’on n’est pas en découvert bancaire, sans compter que si on y réfléchit, un jeune homme vient de nous sourire pile quand la brise se promène entre nos épaules, et tout ça s’acoquine admirablement bien avec cette chanson qu’on aime comme notre propre mère, qui n’a d’ailleurs pas de problème de santé, et dont les paroles ne sortent pas de notre tête depuis qu’on a quitté le lit où, au fait, dort encore l’homme aux bras les plus confortables de la terre.

Voilà, qu’est ce que je disais. Du plaisir, toujours, des satisfactions, des gourmandises, de la baise et de l’insouciance. Toujours. Imperceptiblement, les petites joies accumulées nous leurrent et nous font croire à la surprise et la magie de la vie, comme quoi le bonheur se promènerait dans la rue et jetterait tout à coup son dévolu sur nous. Il n’y a rien de plus faux. Les tiroirs se remplissent l’air de rien et s’ouvrent par à-coup, sans qu’on le décide. Y’a rien de magique, y’a juste des provisions en stocks pour les drogués. C’est tout.

Et puis, les chats qui déplacent des montagnes pour accéder aux caresses sous le menton qu’ils assaisonnent d’un ronronnement explicite. Les mains des amoureux qui parcourent mille tissus pour enfin trouver la peau et crisser de plaisir. Le cinéphile sans le sou, qui triche, rentre par la sortie, et sent le velours rouge se tasser sous lui pendant que les bandes annonces illuminent son visage impatient. Le violeur qui n’arrive à jouir que lorsqu’une femme lui résiste et qui regarde passer ses prochaines proies avec un début d'érection. La petite vieille qui cache des berlingots de lait UHT sous la commode de la chambre de la maison de retraite et dont le coeur palpite, malgré les médicaments, quand dans le noir et le silence, elle le sort de sa cachette. Autant de gens qui, parce qu’ils savent qu’ils vont mourir, ne s’inquiètent plus de savoir comment, et remplissent le temps qui les sépare des funérailles de petits plaisirs, de minuscules vices ou de très grosses conneries. Autant de gens qui font tourner la terre sous leurs pas, leurs pas de loups qui essaient de ne pas se faire attraper; autant de gens-enfants sans qui le métro ne serait qu’un vulgaire transport en commun et la vie rien de mieux qu’une autoroute de l'utérus vers le tunnel où, soit disant, la lumière nous offrirait le plus beau des orgasmes. Oui, mais si nous n’en avons connu aucun avant...?

Si je peux garder les sourires d’inconnus, les regards entre amis et les baisers dans le cou d’amoureux, alors je veux bien abandonner parfum, livres et alcool.
Mais, sans parfum et sans alcool, me reste-t-il des amis, des amoureux? Les inconnus auront-ils toujours envie de me complimenter dans la rue, si eux aussi se privent d’alcool? Les amoureux seront-ils toujours aussi aimables à mes yeux sans que je lise ce que j’aime lire? Les amis seront-ils des amis si je ne raconte plus ni mes amoureux ni mes livres et qu’aucun inconnu ivre ne vient nous interrompre pour nous parler de mon parfum?

Je pourrais aisément me pencher sur la question toute la nuit.

C’est vis à vis de ça que je suis certainement la plus soumise: l’intérieur de ma tête et ma solitude. C’est prétentieux, un peu. C’est pas grave.
Quelqu’un m’a dit, un jour, ou peut-être était-ce une nuit - comme dirait l’autre- «ni dieu ni maître». Il ne me l’a pas dit vraiment à moi, personnellement, droit dans les yeux; il l’a dit à tout le monde et puis je l’ai entendu, droit dans ma tête. J’ai été foncièrement d’accord sur cette suite de mots qui parvenait à synthétiser une suite d’idées depuis longtemps miennes.

Ni dieu ni maître, d’accord. Mais du plaisir, je suis l’esclave. Et c’est ma liberté, tout compte fait, puisque le plaisir, c’est finalement ce que tout le monde se résigne à abandonner.

Et s’il fallait un épitaphe, alors, que «Le rire a eu sa peau» l'emporte sur tous les autres.

-maispastrop-

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