J'ai la mémoire qui... je ne me souviens que trop bien.

Un téléphone qui sonne à 3 heures du matin en début de semaine, qu’on le veuille ou non, c’est suspect.

On peut légitimement s’attendre à une mauvaise nouvelle, ou au moins, à une sorte d’urgence.
On peut admettre que c’est ce type, là, incapable de se manifester avant le milieu de la nuit et les 3/4 de sa cirrhose.
On peut imaginer qu’un ami de colonie d’enfance aura débarqué à Paris et qu’il aura eu notre numéro et que... à nous l’aventure et la tournée des grands ducs.

-Pourquoi on ne s’aime plus?

C’est ça, la réponse à toutes ces suppositions, quelqu’un qui veut tout à coup parler du rythme du coeur et de la cadence des sentiments, ramener les trucs enfouis à la surface, infliger ça à l’air pur, pourquoi les gens arrêteraient de s’aimer, pourquoi, nous, on a fait comme tout le monde.

Je ne sais pas quoi dire, il est trop tard pour demander une chose pareille, trop tôt peut-être. Il n’est jamais l’heure de demander une chose pareille. Ne me demande pas ça. Il n’existe aucune vraie réponse.

-Sérieusement, pourquoi on ne s’aime plus?

Sérieusement, j’étais sérieuse déjà.
Pourquoi vouloir savoir pourquoi on n’aime plus quelqu’un quand il est déjà inexplicable d’aimer quelqu’un.

-Pourquoi tu dis rien?

Je me souviens de choses qu’on a vécues, lui et moi, je me perds dans des villes où on n’est peut-être pas allés, je mélange les diapositives de souvenirs, je revois le sac de lettres d’amour, ou était-ce de rupture? que j’ai descendues à la cave, incapable de les jeter... je me rappelle, ça avait fait de l'électricité quand on s’était embrassés, la première fois. Pour de vrai. De l’électricité. Nos lèvres avaient frémi et nos cheveux aussi, nos mains étaient en soie, on en était tout étourdis. Etourdis de nous-mêmes, alors on s’était dit, sûrement, que c’était ça, l’amour, dans un grand élan d’égotisme.

-Tu veux pas en parler?

Je crois n’avoir finalement rien à dire sur la fin des histoires d’amour. J’ai en horreur les choses qui se terminent, alors que nous, on continue; les points à la ligne, le livre qu’on remet dans la bibliothèque, les dossiers qu’on ferme, tout ça. J’aime pas. Ca m’attriste au plus haut point. Je trouve que quand on aime quelqu’un, on devrait l’aimer toujours sinon, si le temps abîme l’histoire, c’est que les gens ne s’aimaient pas pour les bonnes raisons, c’est qu’ils ont été déçus, ont réalisé que finalement... J’ai en horreur le raté. Le gâchis. Et les choses qui se terminent, donc.
Exceptés les bons films. Et encore, y’en a un paquet dont je pense qu’il n’y aucune raison logique de les interrompre maintenant alors que tout le monde voudrait que ça dure toujours.

-Pourquoi ça n’a pas duré toujours?

Qu’est ce que je vais pouvoir dire à cet homme, cet homme que j’ai aimé, à en mourir. Non d’ailleurs, pas à en mourir, surtout pas: à le tuer plutôt, et plusieurs fois; que j’ai aimé sans plus aucune conscience du reste, du temps, des gens, de la vie même. Toutes ces choses au sein desquelles notre amour prenait forme. Toutes ces choses sans lesquelles je n’aurais pas ce coup de fil aujourd’hui.
Qu’est ce que je vais pouvoir dire à cet homme alors que c’est certainement lui-même qu’il interroge et que je ne suis pas la personne sur laquelle il faut qu’il compte s’il veut une réponse, définitive, et la voix de la raison. Parce que je ne sais pas tout, je ne pourrais qu’apporter d’autres questions à ses points d’interrogations, et parce que, enfin, si je savais, il ne me le demanderait pas.
Si je le savais, peut-être ne nous serions nous jamais aimés, ou peut-être nous aimerions nous toujours.

Je me rappelle de cette histoire, que j’ai entendue ou inventée, je ne sais plus, qui racontait qu’un couple, tous les matins, se demandait :
«Alors? On continue?»
et, tous les matins, se répondait
«On continue.»
Après le café, quand même. La cigarette peut-être. Mais tous les matins de toutes les semaines de chaque mois de l’année. Des années. Ca continuait parce qu’ils le voulaient et qu’ils se l’étaient dit.
Je me souviens avoir raconté l’histoire de ce couple et posé la question au mien: «Alors? On arrête?»

-Est ce qu’on a arrêté de s’aimer ou simplement de vouloir se le dire?

Il avait haussé les épaules, pas sûr, frileux, inquiet. C’était déjà une réponse, et nous deux savions déjà que les épaules qu’on haussait ici, pourraient frémir là bas sous d’autres baisers. On s’est dit qu’on s’aimait, parce que c’était le cas, on s’aimait. Encore. On s’est dit au revoir avant de ne plus s’aimer, avant le jour où on remplace l’adieu tendre et un peu déboussolé par une porte qui claque et des insultes qu’on ne pense même pas.
De toute façon, les portes, on les avait enlevées depuis le début, dans notre appartement «ouvert». On avait parlé de ça, des murs qui tremblaient sous l’impact de l'énervement, et on avait tenu à ne pas singer ces gestes qui ne nous appartenaient d’aucune façon.
Et puis, les insultes, c’était nos petits mots doux, parce que là aussi, on s’était promis, un soir, lui, moi et une bouteille de Cote Rôtie, de ne jamais s’appeler Connard et Salope, parce qu’on aimait trop les mots et les phrases bien construites. Parce que ça, non plus, ça ne nous ressemblait pas.

Alors, pour se blesser, il aurait fallu qu’on travaille avec beaucoup d’acharnement à l’élaboration de nouvelles bassesses, de médiocrités inédites et, à ce moment précis, on n’en avait plus ni le temps, ni l’envie.

-Est ce que tu m’aimes encore, toi?

J’avais raconté, sur le perron de la seule porte qu’on avait été obligés de garder, celle qui nous tenait à l’écart du reste du monde et des voisins trop curieux, j’avais raconté une autre histoire, inventée aussi, sûrement: un couple se retrouve en prison, lui chez les hommes, elle, chez les femmes. Bon.
La fenêtre de l’un ne donne pas sur celle de l’autre, mais leurs voix portent, alors, tous les soirs, -eux c’était le soir- il ouvrait sa fenêtre et criait «bonne nuit mon amour, je t’aime» à tue tête; elle répondait, non moins fort, «je t’aime mon amour, bonne nuit». Et ils refermaient leurs fenêtres, laissant les autres incarcérés encore plus seuls dans ces échos.

Le soir, mon jeune homme était venu à ma nouvelle fenêtre d’un pied à terre prêté par un ami qui savait qu’une fois qu’on avait dit «stop» on ne pouvait pas continuer de partager le nid qui avait cru au «toujours». De ma fenêtre est arrivé un tonitruant «bonne nuit mon amour, je t’aime et sans toi, je suis en prison», qui résonne encore quand, en bas, dans la rue, pendant que je m’endors, des gens inconscients de ce qu’ils peuvent provoquer, beuglent des déclarations à des fenêtres fermées.

-Moi je t’aime encore.

Il m’aimera toujours.
«Encore» et «toujours» se mélangent dans mon système limbique, je ne me souviens pas lequel des deux j’ai le plus entendu et si j’en ai prononcé moi-même ne serait-ce qu’un.

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J’y croirai à nouveau parce que je n‘ai jamais arrêté et jamais non plus vraiment commencé mais je ne peux pas lui dire si, lui, je l’aime. Encore et toujours. S’il venait demain avec deux billets pour le bout du monde, le suivrais-je? Le suivrais-je pour les bonnes raisons, c’est à dire, sans raison? Comme j’avais fait, jadis. «Jadis» c’est un mot qui me fait penser à un nom de plante, ou de fleur, qu’on n’aurait pas encore découverte, cachée mille lieues sous les mers comme dirait l’autre et qui, quand on la découvrira, élucidera ce mystère, cet incroyable mystère qui consiste, en amour qui nous rend éternel, à tout ramener à la fin et la mort, à grand renfort de «toujours» et de «jamais». Avec quelques "encore". Soupirés.
Alors nous nous aimerions sans rien nous promettre, et peut-être nous aimerions nous vraiment. La question n’est pas «pourquoi on ne s’aime plus?» mais «à cause de quoi a-t-on cru qu’on s’aimait mal?» Parce que: chacun sa merde. Ne mélangeons pas nos névroses, si on s’aime, s’il vous plaît, ne faisons pas ça.



-Moi, je t’aime encore. Toi aussi, non?

Je n’aime plus grand monde, tu sais. Ca n'a jamais été ma came. Je devrais lui dire, lui mentir en somme.
Et puis, il parle tout seul depuis tout à l’heure, il ne parle pas à vrai dire, il pose des questions, il n’a pas de réponses, juste mon souffle qui lui indique que je suis là, foutrement là, il le sait et il continue. Je devrais lui dire qu’évidemment, je l’aimerais toujours mais je ne lui dirai jamais. Et je ne veux pas non plus l’entendre. Si on devait s’aimer à nouveau et non pas encore, il faudrait qu’on se rencontre. Qu’on oublie, qu’on redécouvre. Qu’on se plaise tout à coup, pas à cause de la mémoire mais grâce à nous. Un peu à cause de la mémoire, d’accord, peut-être, mais si peu. On s’aimerait nous, et pas les projections, ni les projecteurs.



-Non?

Non. Oui. Je ne sais pas. Je me souviens. Tu rimes avec The End, pour ça, tu n'as pas de fin, mais d’autres doivent venir et me promettre encore l’éternité, à laquelle je ne crois pas puisque je sais que moi, je vais mourir, et plus vite que leur amour et leurs promesses, sûrement.
Il faut que je parle, parce me taire ressemble à du mépris maintenant, alors que le mépris, c’est pour les méprisants et ceux qui se méprennent, il faut que je lui parle.

-Oui, tu disais?
-Ta voix est toute petite.
-Je suis pas beaucoup plus grande.
-Ca dépend pour qui.
-Pour le médecin, qui prend ma mesure, je suis toute petite.
-Pas pour moi, pas pour mon...
-Faut que je te coupe la parole, là.
-...Pour me dire quoi?
-Non, rien, je voulais juste que tu termines pas ta phrase.
-Pourquoi?
-Je voulais pas.
-Oui mais pourquoi?
-On ne peut pas dire des belles choses dans un terrain abandonné, c’est du gâchis, ça résonne sur des murs qui tombent c’est moche, j’ai horreur du gâchis, garde tes belles choses.
-Tu n’es pas un terrain abandonné!
-Non, moi non, mais «nous», oui. C’est du boulot d’enlever les débris, d’arracher les mauvaises herbes, de virer les squatteurs, de reconstruire des murs..
-Mais pas de porte hein!
-Même sans portes, c’est du boulot. En plus, il faut demander des autorisations tout partout. La Mairie est très pointilleuse. Alors, on ne lance pas à un terrain abandonné qu’on l’aime parce que la jolie fleur qui depuis a survécu, dans le coin, là, à l’abri du lierre et du béton qui s'effrite, elle mérite mieux. Elle mérite d’autres gens. Des gens qui vont vers des terrains vierges. Pas vagues du tout. Clairs, resplendissants. Pas nous.
-S’ils vont vers des terrains vierges, ils ne lui diront pas à elle qu’ils l’aiment, puisqu’elle est dans un terrain abandonné...?
-...C’est vrai. Mais il faut accepter d’abandonner une jolie fleur. Elle saura se débrouiller. Elle a eu le goût du bonheur non? Alors elle le retrouvera.
-Pourquoi on parle en métaphore?
-Parce que sinon c’est trop cru, c’est quand on a été très proches qu’on utilise des figures de styles de pacotille, qu’est ce que tu mettrais à la place du terrain, et à la place de la fleur?
-Je sais pas.
-Moi non plus, c’est bien comme ça. Les métaphores, c’est comme les caniveaux, c’est pas que pour les chiens.
-Pourquoi on ne s’aime plus ?

Je regarde le compteur de mon téléphone: 14 minutes et 23 secondes. 14 minutes de trop, 23 secondes auraient suffi à répondre à « Pourquoi on ne s’aime plus?» par «Pourquoi nous sommes nous aimés?»


"Vous qui, dans les langueurs d'un esprit monastique,
ignorez de l'amour l'empire tyrannique,
que vos coeurs sont heureux puisqu'ils sont insensibles,
tous vos jours sont sereins,toutes vos nuits paisibles.
Heureux est le destin de l’innocent.
Oubliant le monde, oublié par le monde.
Soleil éternel de l’esprit pur.
Chaque prière entendue et chaque vœu exaucé."
Alexander Pope


-maispastrop-

2 commentaires:

oim a dit…

Superbe.

Cooking Katie a dit…

Lovely blog yyou have here