Il est là, tout près.
Il fait de la buée sur ma vitre de protection. J'y vois trouble.

Je ne suis pas sûre d'avoir vraiment cherché à me retrouver dans cette situation, je ne crois pas avoir oeuvré dans ce sens, ni calculé quoique ce soit. N'empêche, on y est. Lui, moi, et entre nous, l'espace de rien de tout, à peine de quoi faire rentrer une seconde d'hésitation avant de poser mes lèvres sur les siennes. Il y a une pause dans l'action, il ne se passe plus rien, tout est suspendu, je crois entendre la terre entière retenir sa respiration. Et puis je sens la terre entière me pousser dans le dos pour qu'on n'en parle plus. "Embrassez vous et puis c'est marre" que l'humanité me chuchote.
Oui mais moi, attendez, moi j'aime bien prendre mon temps. Prendre son temps aussi.
J'aime bien avoir un moment pour penser à tout ça, et laisser l'espace entre nous stagner et s'inquiéter de savoir s'il doit ou non disparaître.

C'est drôle, il y a une heure je ne connaissais pas ta maison et maintenant, y'a ton souffle qui se promène sur mon visage. Y'a quelques minutes, je parlais avec un autre et là, ta respiration accélère. J'écris ton nom dans ma tête. On fait connaissance on dirait.
De près, tu es plus grand, la preuve tu prends toute la place.
Tes narines gonflent et dégonflent, tes joues rosissent, ta main attrape mon cou et c'est plus mon cou, c'est mon corps tout entier au bout de tes doigts.
Est ce qu'on vit pour autre chose?
Le sang dans ma nuque rebondit dans la paume de ta main. Tes pupilles frétillent. Les miennes? Aucune idée. Je ne suis même pas sûre d'avoir encore des yeux. On n'est rien que deux anatomies un peu timides. Est ce qu'on vit? Attends, attends, laisse moi encore écrire ton nom dans ma tête, en capitales cette fois, laisse ta main devenir moite en haut de mon dos, dans l'attente de l'autorisation de descendre. Est ce qu'il y a autre chose?

Tu n'es personne, ton numéro vient à peine de rentrer dans mon répertoire et j'aurais pu vivre sans t'avoir rencontré, mais tu es là, et, c'est ainsi, tu participes à l'émerveillement inopiné que nous réservent certains jours bien lunés. C'est vrai, je m'émerveille devant toi, mais c'est pas toi qui m'émerveilles. Ni moi. C'est nous deux en tant que petites fourmis sur la terre au milieu de la semaine de 50 heures; capables encore, capables toujours d'accélérer le rythme cardiaque à l'approche d'un baiser qu'on n'avait pas prévu.
Peut-être que nos bouches, finalement, n'auront rien à se dire. Comme alléchées par un plat inconnu, elles se seront jeté sur le met intrigant, et puis, déçues, repartiront vers la bonne potée habituelle. Peut-être, au contraire, que ma langue ira où aucune n'est allée. Ou alors jamais de cette manière. Ou encore elle ira là où d'autres sont allées et de la même manière, sauf qu'elle te parlera à toi. La même langue. Et que je ne repartirai pas tout de suite, que je dormirai là, et que tu ne me laisseras pas m'installer de l'autre côté du lit. Peut-être que tu es le père de mes enfants, peut-être que t'es un pauvre type, peut-être que je suis une salope qui s'amuse encore, peut-être que je suis une enfant ou que tu me fais penser à mon père. Il y a, dans ces millimètres entre ta bouche et la mienne, des questions qui n'en sont pas vraiment. Il y a des possibles. Un immense terrain de foot de "peut-être" et quelques corners, inévitablement.
Pour tout te dire, je m'en fous pas mal. Je cherche pas de réponses ou de divan de psychanalyste dans cet espace-temps interrompu, je cherche rien, précisément, et c'est bien pour ça que je trouverai tout. Alors ne te précipite pas. Laisse moi encore écrire ton nom dans ma tête. C'est quoi déjà ton nom?
Est ce que tu vis, toi?
Dis, tu m'en voudras pas si je ne te propose pas qu'on fasse notre vie ensemble et qu'on fabrique des petits qui demanderont des baskets à la mode? Je veux pas que tu m'en veuilles. Je veux juste que tu me veuilles, moi. Pas moi, en fait. La petite fourmi, qui au milieu de sa semaine de 50 heures pense à toute la vie avant de t'embrasser. Pas toi. La petite fourmi.

Tu t'impatientes, et, t'es joli quand tu t'impatientes.
Tes lèvres ne sont pas très bien entretenues, ceci dit, j'ai jamais prétendu vouloir embrasser des bouches glossées et préparées depuis le matin, au contraire, j'aime bien qu'elles soient prises à l'improviste, un peu rêches même. Comme tes mains. Oui, j'ai eu le temps de sentir la corne sous ton majeur et ton annulaire quand tu t'es promené sur mes bras. Faudra que je pense à te demander pourquoi, qu'est ce que tu en fais de ces main, mais j'oublierai bien sûr.
Tu t'impatientes tellement que tes lèvres abîmées tremblent, la lèvre du bas en tout cas, elle tressaute, irrégulièrement, même pas au rythme de ton coeur parce que je le sens le rythme de ton coeur. Elle tressaute parce qu'elle sait pas quoi faire. Elle est prise au piège, littéralement, hésite entre se sentir capitale et inutile.
Ca fait seulement quelques secondes que je tiens ma tête reculée de la tienne, que je te jauge sans du tout te juger et déjà, regarde, ton corps est cent, deux cent, mille. Et le mien donc. Tu peux pas m'en vouloir, parce que c'est ça en vrai, la vie, non?
Je veux pas te comparer au premier bain dans l'atlantique au mois de juin, ni au dernier foie gras de février; tu n'es pas cette impression indéfinissable à la rencontre d'une odeur qu'on croyait ne pas connaître et qui, rencontrée au coin d'une rue, ravive des souvenirs essentiels; tu n'arrives pas à la cheville de cette parenthèse enchantée qu'est le moment où le type dit dans les enceintes qu' "on arrive en gare de Lyon" et alors on finit de regrouper nos affaires, de parfaire notre coiffure, partagée entre l'immense mélancolie de l'été passé et la hâte adolescente des retrouvailles à venir sur le quai. Je ne veux pas te dire ça parce que je ne veux pas te mentir; même si je ne te connais pas, j'ai pas envie de te prendre pour un con. Parce que tu n'es pas un con, tu es ma fourmi et tu me réveilles tout ce bordel. Donc, ça n'est pas "ça"mais, on s'en approche, tu sens comme on s'en approche?
Je suis vivante.
Imperceptiblement, tes yeux se plissent à la question que je n'ai pas posée. Personne d'autre que moi ne pourrait l'avoir vu, ce plissement, et pour ça, toi et moi, on est pour toujours quelque chose. Tu sais, un truc. Je sais pas s'il y a un mot, n'en trouvons pas. Même si, tout à l'heure, s'embrasser ne rimera à rien, ou alors à tout, tu es ce quelque chose et c'est pour ça que j'ai reculé ma tête de la tienne, il y a une seconde. On a tous le droit d'être quelque chose, merde, toi comme tout le monde. Et imperceptiblement, tu acquiesces aussi à ça. Tu vois, on est tous pareils, rien que deux anatomies encombrées de deux cortex. Ou l'inverse?
Ca me fait sourire, tu peux pas savoir.
C'est absolument contraire à ce qu'on veut ou qu'on va faire, c'est dans ma tête très loin de mon cul, c'est pas du domaine des sens, du sexe, du tactile, de la peau et de ta main qui n'en finit plus de transpirer au creux de ma nuque entre mes deux cervicales dressées, prêtes; pourtant, tous les petits bouts de moi veulent rassembler les tiens, là.


Le problème, c'est que ce moment est délicieux au point qu'il me donne envie de l'assaisonner de tout ce que j'aime. J'ai envie, quand tu m'embrasseras, d'être plusieurs et que la deuxième moi marche au lever du jour dans une ville qu'elle connaît à peine pendant que la troisième coupera la noix saignante de l'entrecôte à côté des frites dorées et juste à côté, la quatrième se gondolera de rire pour on ne sait quelle blague bidon au point d'en avoir mal aux joues et au ventre alors que la cinquième mettra sa main dans sa culotte dans son coin sans se soucier de la sixième qui allumera une cigarette pour admirer tout ça. Tranquilou, sur son rocking-chair près d'une cheminée en écoutant Radiohead avec un verre de Rhum mariné.
Merde, y'a trop de trucs que j'aime et toi je t'aime pas. C'est maintenant. Vite. Descends ta main, glisse dans mon dos, moi je vérifie que tu es bien là. Tu es là, fichtrement, moi je risque de partir. Tu l'as ton autorisation, t'aurais pas du l'attendre. Dépêche-toi.

-maispastrop-

1 commentaire:

Bethsabée a dit…

La Troppo reprend toujours le dessus. C'est bien. (On ne badine pas avec l'amour...)