Rendez vous page 209

Je prête des livres, parfois.
J'aime qu'ils correspondent un tant soit peu au lecteur alors je ne prends pas tellement de risques et je prête, avec enthousiasme, mais rarement.
J'ai prêté un livre dernièrement, c'était chouette, c'est une expérience que je conseille vivement.

Au fond, je ne prête certainement que les livres qui me ressemblent aux gens qui me parlent pour qu'on s'aime d'une autre manière, qu'on se retrouve à travers quelqu'un qu'on ne connaît pas, nous deux. Il y aura toujours ça entre nous, le livre qu'on aura lu, au travers duquel on se sera aimé.
C'est ce qu'il y a de formidable avec l'idée de prêter un livre.

Oui, je fais écouter des musiques, et en fait, j'emporte souvent des camarades à une exposition, et en plus je bavarde pas mal sur ce qu'il m'arrive de vivre.
Mais quand je prête un livre... je ne sais pas. J'ai possédé la chose, elle m'a accompagnée dans des transports en commun, dans des nuits en solo, au fond d'un sac, sur la table de chevet; il y a des pages que j'ai cornées, d'autres sur lesquelles, peut-être, j'ai pleuré (mais c'est pas sûr parce que je suis pas une mauviette), des phrases soulignées aussi; j'ai développé un attachement à l'objet parce qu'il s'est posé sur mon torse et qu'il a tout suivi de ces derniers mois, il était là, mes derniers Moi. Il avait sa place dans la bibliothèque et peut-être même que j'y jetais un coup d'oeil avant de m'endormir. Et ça, même si ça faisait 2 ans que je ne l'avais pas touché.

Alors, quand je le prête...
Y'a un peu de moi qui part, dans le sac de quelqu'un d'autre. Ses trajets en métro, ses tables de chevet, ses pauses déjeuners, son torse, l'intérieur de sa tête surtout, le dedans de celui qui lit; tout ça, ses moments à cette personne alors que je ne suis pas là mais un peu quand même.
Parce que je me prends à deviner à quel endroit il en est et ce que ça peut lui faire comme frissons. Parce qu'aussi, ils me disent que ça leur fait des frissons sans imaginer ceux qu'ils me procurent en me le disant.

C'est assez intime pour moi de prêter un livre.
C'est plutôt important. J'ai pas envie de me tromper, d'ailleurs je n'ai jamais vraiment pris le risque, je me lance quand je sais que l'essentiel de ce que j'ai aimé dans ces pages et qui me ressemblent sera apprécié en face.

Un jour, y'a quelqu'un qui m'a dit, en m'offrant un livre dans un paquet cadeau et tout, que le dit livre "était pour moi". Ce qui, je ne le cacherais pas davantage m'a un tant soit peu effrayée sur le coup. Ce quelqu'un était important, je l'aimais, c'était une fille avec de l'humour et des traits de visage des années 60, c'est pour dire... Et puis, je n'avais jamais moi-même offert un livre à quelqu'un pour qui j'aurais jugé qu'il était fait pour, et l'envie ne m'avait cependant pas manquée, mais, ça n'était jamais arrivé. Je n'avais encore jamais vécu ça, c'était pour moi un genre d'instant magique réservé aux films.
Aussi, quand j'ai attrapé le cadeau, j'ai senti mes jambes trembler. Et mon coeur avec. (ils font toujours tout de pair ces 3 là).

J'ai eu peur. Peur que non, ça ne soit pas "pour moi". Et j'ai été excitée, comme une adolescente, à l'idée que, oui, peut-être, c'était pour moi. J'ai regardé la personne qui me l'offrait et puis voilà, ça arrive ce genre d'illuminations, après avoir feuilleté les trois premières phrases, j'ai arrêté de faire trembler mes jambes avec ma peur parce que je n'avais plus peur et que je n'avais plus de jambes non plus.

Je l'ai lu en moins de temps qu'il ne faut pour le dire et j'aurais pourtant aimé que ça dure toujours; parce que ce livre était mon ami, mon cher et tendre et qu'il fallait que ça ne s'arrête jamais. Il était en effet fait pour moi. J'ai écrit à l'auteur, d'ailleurs, en lui demandant, s'il vous plaît, de sortir de ma tête parce que ça devenait gênant. Il était fait pour moi au point qu'il ressemblait à celui que j'avais écrit. C'était peut-être égotiste comme fascination, mais c'était fascinant. Aux 3/4, je surveillais, inquiète: je ne voulais pas avancer trop vite, je savais que quand ce serait fini, ce serait fini. Et quand il n'y a plus eu que 5 pages, je me suis tout à coup trouvé un paquet d'occupations m'éloignant de la dernière de couverture. Je voulais pas que ça s'arrête. Je voulais pas qu'on se quitte alors qu'on s'aimait plus que jamais, mieux que personne, je voulais pas en voir la fin.

Et puis.

C'était pas un dimanche, non. C'était un vendredi, en plus.
A cette heure là, mon corps était habitué à encaisser un grand nombre de décibels, un nombre non moins conséquent d'alcool, et un nombre voisin de conversations qu'on n'entend qu'à moitié à cause des décibels et dont on se moque à cause de l'alcool.
Mais ce vendredi là, j'avais rendez-vous. Je savais qu'il fallait que ça arrive alors j'ai choisi un jour où mes amis, mes camarades, mes faux amis et mes rien à foutre s'encanaillaient. Je voulais qu'il se passe quelque chose de festif pour notre séparation, quelque part.
J'ai mis du temps, un temps fou, inimaginable, à tourner la dernière page.
J'avais, au préalable aperçu l'imprimé. Alors je savais qu'il me restait quelque chose comme 15, 16, 17 lignes tout au plus avant que ce soit fini. Avant d'être plus vieille.
Plus remplie, plus touchée, plus dure.

J'aime pas les adieux. Voilà c'est dit. Les trucs qui se terminent, ça me mine.
Lui, il s'en fout, il a écrit son livre, il l'a terminé, il a rompu, divorcé... il fait peut-être du yoyo à l'heure qu'il est. Quand je peine à tourner la page, si ça se trouve, il en entame une autre, le traître.
Alors d'accord, je passe aux derniers mots, l'oeil fébrile, et je ne peux pas, JE NE PEUX PAS, m'empêcher de lire la toute fin. Les mots sur lesquels l'auteur a peut-être passé un mois, et sur lesquels mon Moi trépasse, encore une fois.

Bon, l'oeil fébrile pleure, la belle affaire.

Les plus belles choses, on les voit toujours floues, à cause du liquide lacrymal.
Les dernières lignes, elles étaient floues, belles, lacrymales.

Jamais je ne finirai un livre dans un endroit public.
Est ce qu'on divorce dans le métro?

Un peu de pudeur, merde.




J'ai prêté un roman et c'était chouette; ça m'a donné envie de le relire. Je n'y avais jamais pensé, à ça, le relire. Je croyais que quand c'était fini, bah, c'était la fin.
Je le relis, je le redécouvre. Je n'ai plus peur. Il s'est passé un truc, un machin qui ne porte pas vraiment de nom. Je l'ai prêté à quelqu'un et il me revient comme enorgueilli, à moi, comme vierge.

Si c'est pas formidable.

Tout peut recommencer. Et commencer.

-maispastrop-

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