Jusqu'au bout de l'incroyable extrême limite.

Je vous ai déjà parlé de Jonathan Safran Foer?

Mais si. Vous savez. Cet auteur américain d’une trentaine d’années, au physique quelconque et aux épaules légèrement tombantes, qualifié ici de prodige, là, d’ovni, et petit protégé de Joyce Carol Oates.


Je vous ai déjà parlé de Jonathan Safran Foer, oui, naturellement. Naturellement. Au moins en dormant. Ou à 6 heures de la nuit avec des problèmes d’élocution. «Jontansafrfernf», c’était lui, hein. C’est toujours lui, Jontansafrfernf.

Il y a quelques mois, pour ne pas parler d’année, j’ai commencé un roman. Enfin, pour être précise, j'avais commencé un roman. Et puis, un jour, j’ai perdu 80 et quelques pages; pages remplacées comme par magie/destin/message divin...? par une lettre adressée à mon fils de pute de banquier. Subitement, les 280000 signes que j’avais poussés et mis au monde s’étaient transformés en une seule page Word, une, une seule, et n’avaient pour toute intrigue qu’une demande d’autorisation de découvert minable et non méritée dont tout un chacun aurait su qu’elle n’aboutirait pas. Ca faisait léger, comme manuscrit, ne nous mentons pas. Sans parler du «Cordialement» à la fin. Aucun roman n’est censé être cordial. Ni signé à la dernière page.

Un -autre- jour, donc, après plusieurs mois de tentative de deuil et de jérémiades informatiques, j’avais décidé de reprendre l’Ecriture avec un grand Heu...

«Un tout autre sujet, il me faut un tout autre sujet» me disais-je sans cesse, sans cesse, sans cesse. Enfin, c’est à dire, quand j’y pensais. Disons, quand je m’y collais.
Bref, «Un tout autre sujet», que je me répétais occasionnellement, certains dimanches. Fériés. Bissextiles. Tout ça.

Les tentatives de retrouver, dans ma mémoire flapie, les meilleurs moments des pages tombées aux oubliettes, s’étaient avérées, sinon vaines, tout du moins humiliantes; certaines idées me revenaient, soit; une métaphore même, youpi; mais la façon de le dire n’était plus qu’une pale copie de l’originale. C’est à dire de mon originale à moi mienne. Déconcertant, donc, humiliant, et perdu d’avance.

«Un tout autre sujet, un nouvel angle, d’autres personnages, une ville différente, des drames incomparables, des bonheurs sans égal, un héros sans égo, un auteur moins aigri», voilà ce que je m’étais imposé.
Et ces règles s’étaient révélées assez inspirantes, dans l’imbroglio de la terreur d’un nouvel essai; elles me guidaient, à la façon du nombre de signes imposés devant l’immensité des possibles d’une interview qui s’éternise. Un peu de cadre, ça peut pas faire de mal. Y’a pas que les gens qui nous ont mis au monde qui disent ça, la preuve.

Après quelques semaines transpirantes, recluse en Normandie, n’y étant pour personne, portable coupé et partie sans chargeur, j’avais mon début de deuxième roman. Je le tenais. Sérieusement; il était là, lisible, noir sur blanc. Et bien qu’ayant pour habitude d’être sévère vis à vis de moi-même - en ce qui concerne l’écriture, hein, à part ça, je me pardonne tout-, j’avais beau le retourner de toutes les façons possibles, la vérité apparaissait comme la vérité apparaît toujours: nue, criante, éblouissante. C’est ce qu’ils disent, les mecs qui parlent de la vérité: qu’elle est nue, souvent, criante aussi, et éblouissante pour les plus illuminés. La vérité vraie, c’était que c’était parti, mon kiki.

J'avais mon bureau au grand air. La belle vie.



Je ressentais un truc d'écrivain, de vrai écrivain, qui, selon l'endroit où il écrit, crache à une vitesse plus ou moins fulgurante. J'étais Proust. Ni plus ni moins.



 J’avais décidé qu’au bout de quinze jours, je devais être fixée. Quinze jours d’écriture, me direz-vous, c’est énorme. Mais, vous rétorquerais-je aussitôt grâce à ma vivacité alerte, je n’ai pas la patience des femmes de marins ni la pugnacité des épouses trompées. En revanche, le penchant nocturne et arrosé de... mettons, toutes les parisiennes un tant soit peu bien dans leurs pompes qui ne prennent rien au sérieux, ça oui. J’en déborde à ne plus savoir qu’en faire. Vous en voulez?

Aussi ne m’attelais-je à ma tâche que 3 petites heures par jour, à la dérobée, entre la promenade des bunkers de la plage jusqu’au Casino de Trouville, le bar cubain de Deauville où on m’offrait des cigares et où je volais des cendriers en remerciement, et le cognac des 4 Chats, rue des Bains, sur le chemin du retour. 
Néanmoins, après 3 heures d’écriture par 24 heures sur 15 jours: au bout d‘1,875 jour d’Helvetica, donc, je tranchai.


J’étais non pas satisfaite de ce que j’avais écrit mais persuadée d’être lancée. La différence est de taille, j’étais du bon côté. J’avais même découvert cette option magique et forcément, forcément inventée par un type qui lutte pour l'émergence de nouveaux auteurs dans ce monde: l’affichage «plein écran». Sans rire, on peut se concentrer comme dans le cosmos et ça vous mystifie le truc que z’avez pas idée; ça mettrait en confiance Ribéry après 400 pages de biographie. Ecrites par lui, j’entends.



Je me disais «en voiture Simone», je me chuchotais «en route pour l’aventure» et d’autres expressions vieillottes que je préfère ne pas immortaliser ici.

J’veux dire, j’y croyais, bon sang. Ca faisait, au bas mot, un an que je n’y avais pas cru de la sorte. Et, avec la foi, revenait la douce ivresse liée à la naissance d’un projet. Mon bas ventre frétillait.

Rentrée à la maison, je considérais mon foetus sous un nouvel angle. Etrangement, à Paris, il prenait encore plus d’envergure, dans la régularité de l’agitation citadine et, qu’on le veuille ou non, capitale. Dans le silence de la nuit aussi. Capitale, tout autant. Essentielle.
Je commençais à m’y attacher, diantre; je lui voyais des débuts de bras, de prépuce, et les idées fleurissaient en jet continu. Partout, sans prévenir, facialement, même.

Comme pour mon premier roman, mort né, j’avais choisi un personnage masculin. J’ai beau aimer ça, les femmes, elles continuent d’acheter Closer, c’est à dire, payer Mondadori, c’est à dire, arroser Berlusconi, tout en se revendiquant féministes; et puis elles dépensent des fortunes dans des manucures tout en causant fin du monde, les pieds en éventail.
Ca ne m’avait pas décidée, ces faits là, ça m’avait confortée; j’ai jamais imaginé écrire autre chose que l’histoire d’un homme. Parce que j’ai jamais imaginé écrire l’histoire de quelqu’un qui lui en voulait, à l’histoire, tout en la fuyant. Point. Barre./

Un soir, soudainement, je savais que mon personnage devait se déplacer. Les transports, l’émotion du transport, le mouvement, les paysages qui défilent, là où on se pose, les mauvaises chambres d'hôtel, la fenêtre du TGV, les poteaux qu’on compte, les vaches qui nous fixent, les arrondissements qui se contredisent, et la Seine, sereine. Toute cette merde, c’était ma came et, à fortiori, la sienne. Tout du moins, il devrait faire avec.


 Arnaud, mon Arnaud, mon personnage chéri, était en train de déménager. J’avais fait en sorte qu’il déménage au bon moment, dès les premières pages, pas quand on l’attendait; je trouvais Arnaud tout à fait super, alors. J’étais fière de lui, mon avorton. J’étais certaine qu’Arnaud allait aller loin malgré le destin que je lui réservais. D’après moi, Arnaud était parti pour 200 pages, voire 220. Et ne pas être trop «roman Français». Non pas que j’abhore le genre, mais, de toute évidence, dans l’éventualité d’un succès planétaire au niveau de Paris 75010, je ne réussirai jamais à véhiculer l’impolitesse requise pour répondre désagréablement aux journalistes incompétents sur les plateaux de la tv. En plus, y'avait même pas des gens connus ou mon vrai mari, dans l'histoire. Donc.
Bon.
Donc bon.

Ainsi, Arnaud bandait du futur que je lui mijotais, et moi donc. Nous formions une fine équipe. Nous nous souhaitions bonne nuit souvent. Et à n’importe quelle heure de la journée, c’est dire.

Puis. Un beau soir...
Souvent, on dit «un beau matin», mais, me concernant, faudra repasser rapport au fait que j’aime pas trop voir les gens et qu’il me faut au moins 12 heures pour me faire à l’idée de, peut-être, accepter un rendez-vous; tout ce qui aurait pu m’être annoncé un beau matin m’est finalement craché vers 21h.
Un beau soir, disais-je, on m’a offert un livre. En me l'offrant, on m'a dit "Il est pour toi, ce livre, il est fait pour toi, il a été écrit pour toi, il est pour toi." On m'a dit ça, tout de go.

J'ai pensé "nom de dieu de bordel de merde, qui es-tu, toi, pour savoir ce qui est fait ou non pour moi ou pas, mmmh?" sans oser le dire à voix haute parce que, tout de même, je recevais un cadeau, sans raison apparente, sans date anniversaire, sans événement à fêter, simplement parce que ce fameux roman était soit disant fait pour moi. Alors je me taisais et demandais simplement:


-C'est quoi?

C'était simple, comme demande.

-C'est extrêmement fort et incroyablement près.
-Cool. Enfin, j'veux dire, tu vas pas me dire, après avoir annoncé qu'il était fait "pour moi" que c'est majestueusement mou et formidablement incompréhensible. Donc, d'accord, c'est bien mais: c'est quoi?
-Non mais, c'est le titre, en fait, Extrêmement fort et incroyablement près.  



Extrêmement fort et incroyablement près c’était le titre. Et chez mon éditeur préféré. Et, drôle, drôle à en crever: la couverture était incroyablement celle que j’avais imaginée pour mon mien de roman extrêmement à moi, si, un jour, peut-être, un mec sur le point d’être viré d'une maison d'édition décidait de l’éditer, comme ça, pour la blague. Ca roulait la merde*. J'étais salement de la baise**. Mon Arnaud transpirait un peu, à cette minute là, et mon roman haletait. Mon coeur battait plus vite que d’habitude, et, d’habitude, il bat déjà trop vite.

Cette couverture m'avait assommée. Littéralement. J'veux dire, j'ai ouvert le paquet cadeau et j'ai eu le tournis au point de devoir me tenir à ce type, là, avec qui je buvais beaucoup trop de vodka, et qui n'était pourtant pourtant pas la cause de mon étourdissement. 

-Ca va? T'es ivre?
-Non. Oui. Non. Enfin non, je suis pas ivre. Et, oui, ça va.
-T'es sûre?
-... Non, ça va pas. En fait, ça va pas.

En fait ça n'allait pas.

-Pourquoi, qu'est ce qu'il t'arrive?
-Je voudrais être ivre.
-Ah. Alors, ça va.
-Non.
-Non?
-Non, je voudrais être ivre au point d'atteindre ce moment où je perds la mémoire et comme ça, bon, demain, je me dirai pas que la couverture que je voulais pour mon roman existe déjà, et, du coup, bin, je pourrai continuer à écrire mon roman que déjà je l'ai perdu la première fois alors bon, que je voudrais bien qu'on me foute la paix. Que merde quoi.


- Heu, quoi, donc? Tu veux un verre alors?
-Je ne sais même pas pourquoi t'es pas déjà au bar, à vrai dire.

Et, à vrai dire, j'ai dit ça en le poussant de sa chaise.

Je regardai cette couverture. Je la regardai de tous mes yeux. Chacun d'eux étaient concentrés comme jamais ils ne l'avaient été sur, même, mettons, une carte de boissons fortes à moitié prix.

-Tiens, je t'ai pris une vodka tonic, ça te va?

Après l'avoir bue d'une traite, j'avais jugé inutile de lui répondre considérant que mon débit représentait déjà une forme d'approbation. Merci.

Et je suis partie, avec le livre que je serrais sous mon bras, en le protégeant, comme s'il savait comment sauver l'humanité et tout. De tout. Et pour toujours. Alors que j'en ai rien à foutre de l'humanité. Et que j'en ai rien à foutre de rien. Jamais. Mais je le serrais, et le serrais encore, jusqu'à ce qu'une crampe à l'épaule m'empêche de continuer et que je me résigne à faire une petite pause respiration, équilibre, pulsations et espoir.


On dira ce qu'on voudra des Parisiens, ils savent repérer un moment crucial comme personne. Proportionnellement, ils sont meilleurs que tous les autres quand ils sont à moitié sympas, forcément, puisqu'ils partent du pire. Si je n'avais pas été en perdition, ma tentative de rattraper la porte cochère avant qu'elle ne se ferme derrière madame et son chien-chien aurait été assimilée à du vandalisme avant même que je sorte ma bière, mon berger allemand, mes bilboquets et mes bombes. Ce soir là, madame et son chien-chien ont compris, et ma tentative de rattraper la porte cochère avant qu'elle ne se ferme a été suivie d'un échec, d'un obscur bruit électronique de verrou automatique, oui, mais aussi d'un code tapé sous mes yeux comme par magie, juste après.


-Je vous en prie, me dit la dame.

Je l'avais même pas encore remerciée que déjà elle me remerciait de l'avoir pas encore remerciée. 

-Je vous remercie, je lui réponds, du coup.

Et je pense, subitement, à la façon dont l'humanité pourrait s'aider allégrement dans ce genre de petits gestes quotidiens. Je me rappelle aussi immédiatement mon incapacité à m'y plier et mon mépris de ça, l'humanité. Et puis, si tout le monde se donnait la main, qui s'occuperait de faire à manger, sérieux.

-Vous avez l'air en retard.
-Cause que je suis préssée.
-Bonne soirée.
-Bonne soirée à vous aussi et à (je regarde le caniche rose beige poudre bizarre)...
-Cannelle.
-Sérieusement?
-Que voulez vous dire?
-Je veux dire, vous avez sérieusement appelé ce caniche rose-beige-poudre: Cannelle?
-Oui. Pourquoi?
-Parce que... et bien, c'est un peu comme appeler un labrador beige Caramel, vous voyez.
-J'ai aussi un labrador. Beige.
-Ha?
-Qui s'appelle Caramel.
-Ha!
-Oui.
-Vous aimez bien les chiens, non, dans la vie?
-Non, je me force.
-Ah zut, désolée.
-Je plaisante.
-Ah ok, désolée.
-Bonne soirée.
-Oui. Voilà. D'accord. Vous aussi. Bonsoir Cannelle. Le bonjour à Caramel hein !

Et en me retrouvant dans le hall, fleuri comme un rond point de ville jumelée à je ne sais trop quel bourg anglais, je me suis dit que c'était pas tout à fait ce qu'on pouvait appeler "un grand moment de conversation", que je venais de vivre là.

Je me suis assise sur les marches de ce que j'ai imaginé être la loge de la concierge. C'était mignon tout plein, y'avait de la faune en cage et de la flore en pot. Quelques fourmis. Deux escargots. Et le silence. J'ai ouvert le livre. Mon coeur battait plus fort encore que tout à l'heure quand il battait déjà trop fort. Je sentais le trafic sanguin dans mes tempes, j'étais un métronome d'angoisse à moi toute seule. J'ai ouvert le livre. J'ai ouvert le livre.
Je l'ai ouvert.

Dès la première page, j'ai cru mourir.
C'était mes mots. Et si c'était pas mes mots, c'était mes blagues. Et si c'était pas mes blagues, c'était l'intérieur de ma tête. J'ai tout de suite décidé de feuilleter le truc, tout en respirant l'odeur qui sortait du mouvement des pages. Et j'ai cru mourir à nouveau.

C'est là que j'ai su que j'étais pas morte, du coup.  On meurt pas deux fois, hé, ça va, ça je le sais. Ca m'a soulagée un peu, l'air de rien, dans la suffocation de ma noyade. Mais je me suis aussitôt rappelé ce truc avec lequel j'avais toujours été plus ou moins d'accord, que je sais plus qui avait dit, je sais plus quand, et qui disait à peu près "mieux vaut tard que jamais". Je me suis également dit que ce dicton n'avait absolument aucun rapport avec ce que je vivais à ce moment précis, et j'ai senti comme un décalage narquois entre mon moi et mon surmoi. Je me suis aussi rappelé ne pas croire à ces trucs de moi et de sur-toi. J'étais comme on dit, en train de pédaler dans la semoule. Je continuais donc de sombrer dans le papier.

La mise en page aussi était la mienne. Des dessins pas finis, des lignes rayées, des pages entièrement noircies et des cartes de visite scannées. C'était, à n'en pas douter, une expérience extrêmement forte et incroyablement proche. C'était, sans aucun doute, fait pour moi. Je l'admets. J'aurais préféré que non. J'aurais préféré qu'aucun livre ne soit fait pour moi, je me serais satisfaite de Fante, Topor, Salinger, Vian. Je me serais satisfaite de rien s'il avait fallu. J'avais jamais demandé à tomber sur un roman "fait pour moi" presque fait par moi. Il m'aurait d'ailleurs fallu bien plus d'imagination que je n'en ai pour exiger un truc pareil.

-Bonjour mon bonhomme.
-En fait, je ne suis pas votre bonhomme.
-Oui, bon. Il fait un temps magnifique aujourd'hui, tu ne trouves pas? Si tu veux, on peut sortir taper un peu dans le ballon.
-Est ce que je trouve qu'il fait un temps magnifique, oui. Est ce que je veux sortir taper dans le ballon, non.
-T'es sûr?
-Le sport n'est pas passionnant.
-Qu'est ce que tu trouves passionnant?
-Quel genre de réponse cherchez-vous?
-Qu'est ce qui te fait croire que je cherche quelque chose?
-Qu'est ce qui vous fait croire que je suis le dernier des crétins?
-Je ne crois pas du tout que tu sois le dernier des crétins. Je ne te trouve pas crétin du tout.
-Merci.
-D'après toi, pourquoi es-tu ici, Oskar?
-Je suis ici, docteur, parce que ma maman est inquiète que la vie me mette devant des difficultés insurmontables.
-Est-ce qu'elle a raison de s'inquiéter?
-Pas vraiment. La vie est une difficulté insurmontable.
-Quand tu dis "difficulté insurmontable", à quoi penses-tu?
-Je suis sans arrêt victime de mes émotions.
-Tu en es victime, là, en ce moment?
-J'en suis extrêmement victime, là, en ce moment.
-Quelles sont les émotions que tu ressens?
-Toutes.
-Mais encore?
-Là, en ce moment, je ressens de la tristesse, du bonheur, de la colère, de l'amour, de la culpabilité, de la joie, de la honte, et un tout petit peu d'humour parce qu'une partie de mon cerveau se rappelle quelque chose de tordant que Dentifrice a fait un jour et dont je ne peux pas parler.
-Ca fait vraiment beaucoup.
-Il a mis du laxatif dans les pains au chocolat qu'on vendait à la fête du club de français.
-Je reconnais que c'est drôle.
-Je ressens tout.
-Cette émotionnalité, est-ce qu'elle affecte ta vie quotidienne?
-Pour répondre à votre question, je crois que ce mot n'existe pas. Emotionnalité. Mais je comprends ce que vous essayez de dire, et, oui, je pleure beaucoup, le plus souvent quand je suis tout seul. C'est extrêmement dur pour moi d'aller à l'école. Et aussi, je ne peux pas dormir chez des amis parce que je panique à l'idée d'être loin de maman. Je m'y prends mal avec les gens.
-Et d'après toi, que se passe-t-il?
-Je ressens trop de choses. Voilà ce qui se passe.
-Tu crois qu'on peut ressentir trop? Ou alors qu'on ne ressent pas comme il faudrait?
-Mes intérieurs ne collent pas avec mes extérieurs.
-Et ce n'est pas le cas de tout le monde, tu crois?
-J'en sais rien. Je ne suis que moi.
-Peut-être que c'est justement la personnalité de chacun, cette différence entre l'intérieur et l'extérieur.
-Mais pour moi, c'est pire.
-Je me demande si tout le monde n'a pas cette impression.
-Probablement. Mais pour moi, c'est vraiment pire.

Il s'est redressé sur son fauteuil et il a posé son stylo sur le bureau.

-Je peux te poser une question très personnelle?
-On est en république.
-As-tu remarqué des petits poils sur ton scrotum?
-Scrotum?
-Le scrotum est le petit sac à la base de ton pénis qui contient tes testicules.
-Mes couilles.
-C'est ça.
-Passionnant.
-Vas-y, ne te gêne pas, réfléchis une seconde. Je peux me retourner si tu veux.
-Je n'ai pas besoin de réfléchir. Je n'ai pas de petits poils sur le scrotum.

Il a écrit quelque chose sur un bout de papier.

-Docteur?
-Appelle-moi Howard.
-Vous m'avez dit de vous dire quand j'étais gêné.
-Oui.
-Je suis gêné.
-Excuse-moi. Je sais que c'était une question très personnelle. Je l'ai posée seulement parce que parfois, quand notre corps change, nous éprouvons des changements spectaculaires dans notre vie émotionnelle. Je me demandais si, par hasard, une partie de ce que tu vis n'était pas due à des changements dans ton corps.
-La réponse est non. C'est dû à ce que mon père est mort de la mort la plus horrible que quiconque ait jamais pu inventer.

Il m'a regardé et je l'ai regardé. Je me suis promis que je ne serais pas le premier à détourner les yeux. Mais, comme d'habitude, j'ai été le premier.

-Un petit jeu, ça te dirait?
-Est-ce que c'est un casse-tête?
-Pas vraiment.
-J'aime bien les casse-tête.
-Moi aussi. Mais ce n'en est pas un.
-Pas de bol.
-Je vais dire un mot et je veux que tu me dises la première chose qui te viendra à l'esprit. Ca peut être un autre mot, le nom de quelqu'un, ou même un bruit. Tout ce que tu voudras. Il n'y a pas de bonne ou de mauvaise réponse. Pas de règle. Tu veux bien qu'on essaie?
-Allez-y.

Il a dit:
-Famille

J'ai dit:
-Famille.

Il a dit:
-Excuse-moi, j'ai l'impression que je n'ai pas bien expliqué. Quand je dis un mot, tu me dis la première chose qui te passe par la tête.
-Vous avez dit "famille", et la première chose qui m'est passée par la tête c'est famille.
-Bien, mais essayons de ne pas utiliser le même mot. D'accord?
-D'accord. Heu, pardon, oui.
-Famille.
-Flirt poussé.
-Flirt poussé?
-C'est quand un homme frotte le ginva d'une femme avec les doigts, c'est bien ça?
-Oui, c'est ça, d'accord. Il n'y a pas de mauvaises réponses. Mais pourquoi pas sécurité?
-Pourquoi pas.
-D'accord.
-Oui.
-Nombril.
-Nombril?
-Nombril.
-Je ne peux penser à rien d'autre que nombril.
-Allons essaie. Nombril.
-Nombril ne me fait penser à rien.
-Creuse un peu.
-Mon nombril?
-Ton cerveau, Oskar.
-Heu....
-Nombril. Nombril.
-Anus de l'estomac?
-Bien.
-Mal.
-Non, j'ai dit "bien". Ta réaction est bien.
-Ma réaction est bonne.
-Bonne.
-Bonbonne.
-Fêter.
-Ouaf Ouaf!
-C'était un aboiement?
-Bref.
-D'accord. Génial.
-Oui.
-Sale.
-Nombril.
-Mal à l'aise.
-Extrêmement.
-Jaune.
-La couleur du nombril d'une personne jaune.
-Essayons de répondre par un seul mot, tu veux bien?
-Pour un jeu qui n'a pas de règles, ça fait beaucoup de règles.
-Blessé.
-Réaliste.
-Concombre.
-Formica.
-Formica?
-Concombre?
-Foyer?
-Là où on a ses affaires.
-Urgence.
-Papa.
-Ton père est la cause de l'urgence ou sa solution?
-Les deux.
-Bonheur.
-Bonheur. Heu, pardon.
-Bonheur.
-Je sais pas.
-Essaie. Bonheur.
-Chaipas.
-Bonheur. Creuse.

J'ai haussé les épaules. Bonheur, bonheur.

-Docteur?
-Howard.
-Howard?
-Oui?
-Je suis gêné.

On a passé le reste des 45 minutes à parler alors que j'avais rien à lui dire. J'avais pas envie d'être là. J'avais envie d'être nulle part sauf à chercher la serrure. Quand il a été presque l'heure que maman rentre, le Dr Frein a dit qu'il voulait qu'on fasse un projet pour que la semaine prochaine soit meilleure que la précédente.
Il a dit:

-Et si tu me disais les choses que tu penses pouvoir faire, des choses à ne pas oublier. Comme ça, la semaine prochaine, on verra si tu as réussi.
-Je vais essayer d'aller à l'école.
-Bien. Vraiment bien. Quoi encore?
-Peut-être que je vais essayer d'être plus patient avec les crétins.
-Bien. Et quoi d'autre?
-Je ne sais pas. Peut-être que je vais essayer de ne pas tout gâcher en étant si émotif.
-Autre chose?
-Je vais essayer d'être plus gentil avec maman.
-Et?
-Ca suffit pas?
-Si. Ca suffit amplement. Maintenant, il faut que je te demande comment tu penses accomplir toutes ces choses?
-Je vais enfouir mes sentiments profondément en moi.
-Comment ça, enfouir tes sentiments?
-Même si je ressens les choses très très fort, je ne laisserai rien sortir. Si je dois pleurer, je pleurerai à l'intérieur. Si je dois saigner, je me ferai un bleu. Si mon coeur commence à s'affoler, je n'en parlerai à personne au monde. Ca ne sert à rien. Ca ne fait que rendre la vie de tout le monde plus difficile.
-Mais si tu enfouis tes sentiments profondément, tu ne seras plus réellement toi, non?
-Et alors?
-Je peux te poser une dernière question?
-C'était celle-là?
-Crois-tu que quoi que ce soit de bien puisse sortir de la mort de ton père?
-De bien? Est-ce que je crois que quelque chose de bien peut sortir de la mort de mon père?
-Oui. Crois-tu que quoi que ce soit de bien puisse sortir de la mort de ton père?

J'ai renversé ma chaise d'un coup de pied, jeté tous ses papiers par terre et hurlé:
-Non! Bien sûr que non, espèce de sale con!

Ca, c'était ce que j'avais envie de faire. Au lieu de quoi, j'ai seulement haussé les épaules.
Sur mes frêles épaules à moi, Oscar avait lu en même temps, malgré les tremblements. Il était outré. Je voulais lui jurer que je n’avais jusqu’à alors jamais eu vent de ce personnage, de cet Arnaud jeune, de cet Arnaud mieux, et je savais qu’il n’en croirait rien ou que ça ne suffirait pas à consoler l’immense peine qu’il ressentait devant la constatation la plus terrible qu’on puisse être amené à faire: sa vie existait déjà en puissance 2. Elle était reliée, elle était publiée, elle était plus forte, plus belle, mieux écrite que la sienne; et sa créatrice préférait celui qui l’incarnait à celui qu’elle avait elle-même fabriqué. J’aurais aimé pouvoir le serrer dans mes bras, mais chacun sait qu’un personnage de roman n’est pas palpable, pas humain, pas solide. Chacun le sait mais je le réalisais pour la première fois, Arnaud n'avait pas de consistance, je ne trouvais pas son corps en brassant l'air alentour. Ca m’a foutu un coup, comme on dit. Plus d’un, peut-être même. Toutes ces émotions en si peu de temps. Je me demandais tout à fait pourquoi je m’étais jetée dans cette aventure, manifestement trop musclée pour moi, et ce qui m’avait convaincue de croire être d’attaque, pour ça, «écrire un roman».
Après un fou rire
inextinguible et pour le moins nerveux, je chialais un moment. Trois ou quatre secondes, par là. Histoire de faire le tour du bordel une bonne fois pour toutes et qu’on n’en parle plus.


Si Jonathan Safran Foer tenait un blog, la chose la plus belle du monde (avec la viande rouge gratuite à volonté et la résurrection de Marilyn Monroe) serait qu’un de ses billets commence par «Je vous ai déjà parlé de Manon Troppo?». Mais ça ne se fera pas. A moins d’être suivi de «C’est une connasse qui s’est prise pour moi, nom de dieu, que fait la police!» ou ce genre de mots doux.

Je sais que tout a déjà été dit, je sais que je n’écrirai jamais rien d’unique, je sais, je sais que quelqu’un a sûrement déjà dit ça aussi, oui, et, d'une plus jolie façon, certainement; pourtant, il va bien falloir que j’essaie.


-maispastrop-

 
*bisou Sened.
**ça boum, le Dhab?

4 commentaires:

Anonyme a dit…

tl,dr

Anonyme a dit…

Extraordinaire. Vraiment.
A la fois tu me donnes envie d'écrire, à la fois tu me rappelles que je ne sais absolument pas écrire.

Anonyme a dit…

j'aime beaucoup c'que vous faîtes

Anonyme a dit…

Salut c'est Arnaud !
je sais bien que je n'ai pas un destin extraordinaire, contrairement à des bouddha, jésus et autres mickey mouse, qui tiendront encore quelques millénaires.
Mais le fier pirate que je suis, se souvient de l'esclave qu'il était !

Le souvenir a ce goût amer, qui me ramène à mon incapacité d'être le héros du plus grand best-seller de tout les temps.
Pour autant, je ne crois pas que tout le monde est lu de grandes oeuvres. Comme tu l'as très justement dit, certain(e)s s'enferment dans du Closer ...
Ecris mon histoire, même humblement ... Si cela ne te suffit pas, fait le pour ceux qui y trouveront leur royaume !