Carrefour et cul de sac

S’il est incontournable, il est pourtant contorsionné et en sueur dans mon lit une place et demie.
On ne peut pas le rater, ça non, il est partout à la fois et donne l’impression d’être plusieurs, au grand plaisir de mes sens mieux qu’éveillés.
J’ai ce petit jeu avec moi-même ; après une action, une parole ou un imprévu, après une expérience qui vaille la peine et quelle qu'elle soit, j’attrape le livre ou le magazine le plus proche, et, à l’aveuglette, je pointe mon index. Le mot sur lequel il se pose sera LE mot de la situation, c’est décidé. Je me réveille d’une sieste bien méritée, je balance mon bras engourdi jusqu’au tiroir à roulettes sous mon lit, il regorge de tous les journaux que je n’ai pas encore lus et pas osé jeter par trop grand respect des arbres. Supplément Vogue « spécial beauté d’été », mon doigt se fixe, précis, il fait sombre et c’est en plissant les yeux que je découvre ce joli mot : « Incontournable ». Lui-même entouré de « élément » et « adolescent », c’était moins une. Comment je me serais dépatouillée moi avec « élément » ?
Mais c’est incontournable et donc, oui, inévitable.
Si je ne peux le contourner, c’est parce qu’il est en travers de mon chemin, bien au milieu, les bras grands ouverts. Mais peut-être pourrais-je détourner mon chemin alors, vous direz vous. Me direz-vous.
Non plus. Si tous les chemins mènent là où on sait, on oublie souvent de préciser par où ils passent. Et c’est par lui. Qu ‘on trébuche ou marque un arrêt volontaire, on ne peut faire autrement que de se balader avec lui sur ces chemins sinueux et vicieux comme des serpents d’eau.
Alors ensuite vient le moment décisif du choix. Ou le moment du choix décisif. Incisif. Partout dans la peau, ça fait des petites coupures qu’on se plait à titiller du bout de la langue et à qui on ne laisse jamais le temps de complètement cicatriser.
Vais-je me perdre un peu plus loin dans le bois joli, bras dessus bras dessous ? Ou remonter sur ma bécane et tailler la route droite qui se dessine au milieu de deux champs de seigle ?
Je ne raffole pas des décisions, et comme choisir c’est exclure, je prends le parti facile des faibles, refusant obstinément qu’une des deux possibilités se retrouve évincée, boudée et triste. Les élèves punis au piquet, les yeux plantés dans le coin du mur, ils ont toujours eu toute ma tendresse.
Je garde tout et c’est gratuit. Ça ne m’aide pas à ordonner ma tête déjà bien bazardée, c’est vrai, mais ça m’empêche de m’empêcher.

Tailler la route droite en sinuant, moi dessus bras dessous, lui par là ou ailleurs, rattraper les enfants qui courent dans les champs de pavot, construire une chaumière a la frontière du bois joli et de la rivière où plus aucun serpent n’osera se pointer devant tant de grâce. Et, enfin, se réveiller lundi matin, loin de l'empeureur, de sa femme, mais miroir du petit prince, à Rome, tout en haut du Palazzo Corsini pour jeter un œil bienveillant sur les marathon man des milliards de chemins boueux et fleuris qui arrivent après nous et s’arrêtent, essoufflés, éblouis presque, convaincus de quelque chose que je ne veux pas savoir.

-maispastrop-

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