Mi bémol mi dièse et complétement las.

Il était là depuis plusieurs jours et je ne l'avais pas vu.

Il a fallu que, fourrée dans mon sac les pieds hésitants, je trébuche sur lui pour le regarder dans les yeux, voir qu'il était là puisqu'il plantait ses pupilles dans les miennes.

C'est toi. C'est vraiment toi. J'ai l'impression de divaguer. Ca peut pas être toi.

Ce regard me parle et sa bouche dit quelque chose qui me touche: C'est toi, hein, c'est bien toi?

J'avais souvent rendez vous sous la statue d'Odéon, je passais devant lui, on se regardait;
c'était rien qu'un voisin finalement, on parle jamais vraiment aux voisins, on les salue, c'est l'habitude, un petit hochement de tête et c'est marre, on parle jamais vraiment aux voisins sauf quand on peut parler à personne d'autre alors on leur parle trop. On parle jamais vraiment aux voisins mais lui et moi quand on s'est parlés, la terre a arrêté de tourner, je vous le jure, y'a eu un frein d'atmosphère, un ralentissement d'air tout le monde retenait ma respiration et tout était en suspension pendant que nos mots gambadaient au milieu de tout ça. Nos têtes faisaient le tour du monde.

Il jouait du piano sur un Hansen à queue ouvert où tout vibrait et moi avec.
C'est ça qu'il faisait. Et ce jour là, on s'est parlés, en vrai, avec des mots, parce qu'on était tous les deux tristes au même moment je crois. Y'avait un petit bout de nous tout prêt à accueillir l'autre, alors bienvenue, fais comme chez moi. Il m'a invitée sur son tabouret, mes mains ont mimé les siennes, je lui ai dit "ça fait 5 ans que j'ai pas touché un piano, j'y arrive plus" pendant que nos 20 doigts faisaient des merveilles symphoniques.

Les gens ont applaudi. Avec leurs mains ils faisaient des merveilles symphoniques eux aussi.
Je l'ai regardé et je me suis dit que, voilà, c'est lui que j'aurais aimé avoir comme oncle ou comme parrain. Si ça se trouve, je l'ai dit à voix haute.

Il a pas fermé son piano mais il a pris son tabouret sous son bras gauche et moi sous son bras droit, il avait l'air décidé et même s'il ne m'avait pas dit où on allait je me doutais que ce serait au Old Navy, tout en naufrage qu'on était.

C'est toi. C'est vraiment toi. J'ai l'impression de divaguer. Ca peut pas être toi.

Avec la collecte du soir, il nous a arrosé d'alcools forts, francs, directs, et on n'y est pas allés par quatre chemin parce qu'au bout d'un moment, on n'en voyait qu'un seul, et encore, il semblait flou voire double.

Je veux que ça, rencontrer des gens comme toi, des gens qui, à la moitié de leurs vies ont déjà des siècles derrière eux, et qui en plus, vont mourir trop vite. Je veux que ça mais je suis jamais prête, je suis toujours trop vulnérable. Quand tu me racontes ta fille disparue, ton piano cassé par des voyous, ta femme partie avec un riche, mes yeux se remplissent, mes joues ont soif et je suis obligée de regarder ailleurs alors que, toi et moi, faut qu'on se regarde dans les pupilles, derrière, tout au fond.

Le patron s'est assis avec nous, et dans le genre, il en avait des tristesses à raconter. Après, après je sais plus. Après c'est flou. Après j'ai dit que je rentrais et tu m'as dit de venir faire un 4 mains demain. Après, demain, j'avais rendez-vous sous la statue d'Odéon et t'étais pas là parce que des voyous avaient cassé le piano que t'avais laissé pour aller parler de tempête avec moi.

Mon rendez vous m'a demandé pourquoi j'étais ailleurs.
J'ai dit que c'était parce que j'étais pas là, je trouvais ça censé comme réponse.

Il a fallu que, fourrée dans mon sac les pieds hésitants, je trébuche sur lui pour le regarder dans les yeux, voir qu'il était là puisqu'il plantait ses pupilles dans les miennes. C'est toi. C'est moi.
C'est pas possible que ce soit tes yeux qui se mouillent, hé ho, normalement c'est moi qui fait ça, tu me voles la vedette là, je te vois venir.

Je m'assieds à côté de toi sur le tissu que tu as installé sur le trottoir, j'allume ma cigarette avec ton butagaz, je t'en propose une, ton compère a trop bu et il crie, il insulte le monde entier et peut-être qu'il a raison, tu caches tes vêtements élimés, tes ongles noircis, tu renifles, tu t'es pas rasé depuis la nuit des temps, lavé n'en parlons pas. Tu me dis que j'ai pas changé.

Et la preuve, mes yeux se remplissent, encore.

-maispastrop-



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