Après le front, la main. Anatomie abîmée.

J'avais... je ne sais pas quel âge j'avais. Pourtant c'est bien, ça, de donner des infos de dates, de lieu ; les gens s'identifient il paraît.
Bon.
J'avais cet âge-là: celui auquel ce genre de choses ne nous bouleverse pas plus que ça.
C'était sur une nationale clichée qui devait nous mener vers un Sud évident, jusque là, tout était appétissant.
Et puis, au volant, il y avait mon géniteur, mon père, le sosie de Willem Dafoe. Mais il a son permis de toute façon. Tout ça n'a rien à voir avec le cinéma. Je dis ça pour vous situer le personnage physiquement, ce qui n'a aucun incidence sur les faits, sur l'incident en fait.
C'est pas pour en faire du 24 images par secondes.
Sinon que l'accident a eu lieu au ralenti dans ses yeux derrière ses lunettes.

Un couple un peu titubant pédalait tant bien que mal, je ne sais pas où ils comptaient aller à ce rythme, sûrement trouver une meule de foin où se chanter un beau roman et commencer une belle histoire, au bord du chemin. Qu'est ce que j'en sais.
Le fait est qu'ils avaient fêté ça à l'absinthe (au moins) et qu'ils roulaient comme des barriques. On se serait cru en Pologne.
Après c'est allé très vite.
(il faut toujours dire "après c'est allé très vite", ça met dans le feu de l'action et ça évite de narrer tous les petits détails irracontables)

Willem Dafoe a du freiner très fort et moi voler très loin: j'ai bondi de la banquette arrière jusqu'au pare brise, et comme je suis du genre fonceuse, j'ai traversé le pare brise tant qu'à faire, et j'ai atterri sur la ligne qui autorise à doubler.
Est ce qu'on a aussi le droit de s'y ouvrir le front et d'avoir du sang qui coule dans les yeux?

Ca vous fait une belle jambe.
Ca me fait une belle cicatrice.
Je dis "belle cicatrice" pour l'expression, parce qu'en vrai, c'est pas précisément joli.
Un amoureux du lycée croyait même que c'était une sorte de bouton bizarre. Mais c'était quand même mon amoureux, je tiens à le préciser pour ne pas trop me dévaloriser. Je suis pas là pour ça.



J'ai toujours écouté les yeux écarquillés les histoires d'accidents et de cicatrices que se racontaient mes amis autour d'un whisky et d'un bras de fer, dans les années 60, aux Etats-Unis, au Drive-in. Je me disais que, malheureusement, moi, je ne participerai jamais à ces surenchères de balafres et de bastons, que c'était du tout cuit, puisque tout ce que j'avais pour crâner, c'était un peu de peau lisse qui voulait pas bronzer sur le front, alors bon, je la ramenais pas trop.

Et puis, la main de dieu a décidé que je pourrai jouer dans la cour des grands et des costauds.
Parfait pour moi, avec mon mètre 64.

Dans une impasse de Paris, j'ai vu un chien genre molosse colossal: le muscle saillant, l'oeil vif, les dents aiguisées qui clinquent, et un rictus qui disait qu'il était pas là pour plaisanter. Mais j'ai grandi avec deux Rotweilers, Maxim's et Fouquet's, ils étaient conciliants comme des Yorkshires, c'était la belle vie, on se roulait dans l'herbe. (Ca aussi c'est une expression pour vous communiquer le niveau d'intimité qu'on avait atteint). Ca m'a habituée à une tendresse canine que je considérais manifestement comme acquise.


Je le vois, je le veux, je l'approche, je lui sers du 'pstt pstt', du petit bruit réservé aux animaux de compagnie, ce qui l'a manifestement contrarié. Et pour cause, lui, c'était pas un animal de compagnie, c'était une arme de défense. Chargée.
Oui, vous savez, ces chiens élevés dans des cages, qu'on affame et à qui on casse la gueule jusqu'à ce qu'ils comprennent que tout ce qui ressemble à un truc avec deux jambes et deux bras mérite l'attaque. Et là, quand on est certain qu'ils ont compris, "champagne", on leur donne une mini saucisse cocktail pour fêter ça.
Voilà, lui, exactement, je l'ai abordé tout sourire, la bouche en coeur, sur mes 7 centimètres de talons, parce que deux verres d'alcool blanc m'ont fait oublier qu'en 2007, on éduquait des animaux pour se protéger des gens, contrairement au moyen âge. Où c'était l'inverse.
Je ne dis pas ça pour prouver que j'ai des connaissances en histoire, je dis ça parce que, vraiment ça me choque, au fond. Et que j'ai assez de connaissances pour les étaler sans me sentir exhibo. (Sauf en histoire, justement)

Alors il a fait son boulot.
Et encore, il n'a pas poussé trop loin. J'entends par là qu'il aurait pu se servir mon bras en entier -qui est assez appétissant soit dit en passant- et ne pas s'arrêter à un simple coup de croc dans la paume, là où on demande de déposer l'aumone.
Merci mon bon monsieur, je n'en attendais pas tant de cette quête-là.
Forte de l'alcool et de mes principes moyen-ageux, je minimise l'affaire. "C'est rien du tout" je me dis. "Ca va passer" je me répète.
Mais mauviette comme pas deux, dès que je vois la plaie et le rouge de l'intérieur de moi à vif, mes yeux tournent, ma peau blanchit, mon souffle court et mon corps tombe.
Peut-être que des gens me rattrapent. Peut-être pas. Pendant ces 10 secondes qui durent une vie, j'ai rêvé de gens souriants, de chiens édentés et de mains gantées à gogo; l'évanouissement, c'est ce qui m'a donné envie d'essayer l'opium. C'est assez intéressant.
En fait, c'est complètement génial pour être honnête.
Voilà pourquoi, au réveil, j'ai voulu remettre ça ; une deuxième tournée pour la petite dame.
C'est moi qui offre. (qui d'autre?)

Là, tout est allé très vite.
Enfin, vous savez.
L'ami qui nous met le bras sur l'épaule et hèle un taxi avec la main qui lui reste.
L'hôpital qui s'obstine à éclairer sa salle d'attente comme si on était station Montparnasse.
L'interne qui décide qu'il faut passer au bloc opératoire.
L'infirmier qui fait la liste de tout ce que vous possédez, et moi qui pense "bah, pas grand-chose, mais au moins un ami endurant qui supporte toute cette mascarade". Il l'a pas noté sur le papier, ça, il a écrit "2 chaussures", "une jupe", "un parapluie" tout ça, mais il pas spécifié "un ami génial".


Et puis, ensuite, tout est passé très lentement.
L'aiguille nécessaire à la transfusion a pris son temps pour percer ma peau et atteindre la veine, ma vie a défilé alors c'est que ça a duré au moins 25 ans. Ce qui est assez long pour une simple transfusion, en 2007 à Paris. Je dis ça alors que je n'ai aucune connaissance du monde médical, mais je crois que j'ai raison quand même. Si ça prenait autant de temps à chaque fois, on le saurait, je parie qu'il y aurait des manifs et que ça ferait le 20h.
C'était dégoûtant tout ce rouge, tout ce moi, j'aurais pu, mais non, plus question de m'évanouir. Le décor n'était plus propice.

Bloc opératoire.
Electro minimale cardiogramme baile funk.
Anesthésie.
Rock 'n roll.
Opération.
Morphine.
Velvet Underground.
Infirmiers.
Girls Just Wanna Have fun.

A la fin de l'été, on me déclare inapte au travail.
Il y a écrit "30 jours" sur l'arrêt maladie. Depuis que j'ai commencé à gagner de l'argent, je n'ai jamais arrêté de travailler aussi longtemps. Depuis que j'ai gagné de l'argent, je n'ai jamais voulu en gagner moins. Mais le médecin interne l'a dit sur un ton qui interdisait toute objection, et puis dans l'état où j'étais, mes arguments sonnaient comme des babillages "argh humpf mais pfouh".
Comme un bébé, ils m'ont brancardée jusqu'à mon lit. Ils ont vérifié que je n'avais pas froid et ils m'ont bordée, ils ont assaisonné le tout de blagues censées me redonner le sourire. Peut-être était-ce la morphine, quoi qu'il en soit, mes yeux se sont mouillés de se rappeler que la dernière fois qu'on avait rabattu la couette sous mes pieds, c'était des mains de l'homme de ma vie, et que cette vie ayant dérapé, l'homme avait glissé avec.
Les brancardiers ont un peu pleuré avec moi, je voyais que le blanc qui entourait la noisette de leurs pupilles s'embourbait, les vaisseaux devenaient pourpres, ça m'émouvait encore plus. Et puis, que je sois émue de leur émotion, ça les chamboulait, bref, ça n'en finissait plus. On n'était pas vraiment tristes, vous savez des fois on pleure de la tristesse d'avant alors qu'aujourd'hui, ça peut aller et que si on devait remplir un questionnaire en toute honnêteté, à la question "êtes-vous triste", on hésiterait pas longtemps entre:
-non
-pas trop
-pourquoi pas
- jamais de la vie
et
- pourquoi faire ?
On cocherait "ne se prononce pas" comme tout le monde.
Preuve qu'on est vachement heureux.
On se lavait simplement ensemble de la crasse accumulée chacun de notre bas côté.
Je leur ai dit qu'ils étaient profondément bons, bons comme du bon pain, (ça m'a donné faim de dire ça) parce qu'ils devaient en voir de toutes les couleurs, des bien pires que moi, et qu'ils s'attendrissaient quand même sur mon cas. Mon tout petit cas d'un mètre 64.
J'ai même prononcé "des vertes et des pas pures", ce qui les a fait sourire au milieu des larmes rondes et dessinées au scalpel. C'est d'ailleurs assez mémorable de voir des brancardiers sourire alors qu'ils pleurent alors qu'on ne sait pas pourquoi ils pleurent et qu'on ne comprend pas qu'on arrive à les faire sourire dans tout ce bordel.

Les brancardiers sont les sauveurs de l'humanité.
C'est ce sur quoi je me suis endormie.
Parfois je me réveillais. Mon corps me réveillait parce que mon bras anesthésié tombait et ça me faisait un choc, je sursautais : "qui est ce quoi pourquoi diantalvic comment où morphine" alors que c'était rien qu’une partie de moi. Je ramenais le membre étranger vers mon coeur, finalement, il faisait partie de moi, il avait droit à sa part de tendresse. On essayait de dormir ensemble, en bonne intelligence. Mais la vérité c'est qu'il m'a pourri ma nuit d'hospitalisation. Aujourd'hui, je ne lui en veux plus, nous nous sommes réconciliés pour la bonne raison qu'il m'est d'une utilité incomparable et que je ne peux pas lui en vouloir longtemps, à cause de ça.

Quand je me suis réveillée à 8 heures du matin, la première chose à laquelle j'ai pensé, c'est que, Wouhou, ça faisait un bail que je ne m'étais pas éveillée aussi tôt spontanément. Je veux dire, avant midi, sans réveil, ça vous arrive souvent ?
Et puis, j'ai compris que c'était pas une nouvelle vie, pas comme si ce séjour à l'hopital avait fait de moi une matinale, non, que c'était juste à cause de la douleur et de mon bras qui se remettait à vivre, tout ça. C'était juste mon corps, pas ma tête.
Du coup, vu que le petit-déjeuner était super petit, je me suis sentie déprimée. Dans ma tête.
Mais vraiment schlass quoi.
Je savais très bien que j’ avais pas le droit de sortir et encore moins de fumer des cigarettes, ça tombait assez mal parce que c'était les deux choses qui me faisaient le plus envie. Dans mon corps.
C'est ce que j'ai fait.
Je me débrouille toujours bien -trop bien je trouve- pour les interdits.
J'ai évité l'accueil en rampant. Je me disais "qu'est ce que je ferais pas pour un clope" et ça me rendait presque fière alors que j'étais entourée de médecins. Et que si ces types là pouvaient lire dans ma tête, clairement, ils m'auraient enfermée pour "cancer volontaire et mérité". Pfff, même ça, ça me faisait rire.
Je suis sortie, dehors il faisait un jour que j'avais pas vu depuis un bail: un jour rempli de gens pressés mais habitués, dont les mollets lancent spontanément le rythme élevé, de cafés qui ouvrent et de rues qui se font une beauté. Je croyais que Paris, c'était des gens qui avaient le temps de le perdre, des bars qui ferment trop tôt et des rues qu'on salit trop fort. Je voyais la ville comme je la ratais toujours à une heure près: entre 6 et 7 heures, la planète change de costume et de personnages. Dans les coulisses, je buvais du petit lait.
J'ai demandé une cigarette à un type qui passait là, entre 6 et 7, je lui ai demandé comme s'il était évident qu'il allait me la donner, sans le regarder, comme si on avait passé la soirée ensemble et qu'on n’était pas à ça près. Il me l'a donnée sans broncher, a même tendu son zippo, là. C'était plutôt gentil, mais il fallait absolument que ce soit mes deux mains qui soient les maîtresses de la situation: allumée par une autre, la blonde américaine aurait été moins bonne.
Et c'est une phrase qui vaut aussi en boite de nuit.
Ca explique que j'ai repoussé son poignet, toujours sans lui regarder le coin de la gueule, toujours en en ayant rien à clamper; il comptait vraiment pas dans le déroulement de l'histoire, et j'ai tourné la pierre avec ma patte folle en écoutant le gaz chanter. C'était presque le mois d'aout.
Je ne reviendrai pas sur la sensation du goudron qui salit sensuellement l'intérieur, mais je dirais juste que je revenais à la vie: je suis toujours là. Pourtant on me lançait des regards de biais, voire frontaux. Qu'est ce que c'est que cette fille en mini-jupe, le bras ballant, la main bandée, les yeux coulants, les talons perchés, assise sur un poteau de Lariboisière?

Je me moque in-cro-ya-ble-ment de ce que vous pouvez ou voulez ou tentez de penser.
C'est fou comme votre regard coule sur moi, et en douceur même, parce que tout ce qui compte c'est la nicotine dans mon sang, le plaisir de voir la vie vivre et , bientôt, l’ardeur que je mettrai à raconter mon épopée à mes gros bras d'amis quand je serai remise sur pieds.

-maispastrop-

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