A la nuit comme à l'usine

Allô Paris, quelle heure est-il, je m’éveille.

J’étais déjà là, mais j’écoutais pas ce que vous disiez, mes chers collègues, je dormais les yeux ouverts parce qu’il me semblait que j’avais déjà entendu tout ça quelque part, de nombreuses fois, de trop nombreuses fois.
Et pourtant, voilà, ce soir, je remets ça.
Assise au milieu d’un salon décoré de manière à ce que chacun comprenne qu’on est ici chez quelqu’un de bien, quelqu’un comme il faut, quelqu’un à la mode de chez nous, un semblable. Assise là, à côté de vous, je retrouve ma sociabilité à mesure que mon verre se vide.
Et que le vôtre se remplit.
Ce soir, c’est la vodka champagne ou rien qui me sauvera.
Hier, c’était toi, ma douce et tendre, mon amie de partout, qui titillait mon sens de l’humour et ma répartie, alors à ton contact, le moteur s’était rallumé.
Ce soir, tu n’es pas là et je devrais être ailleurs, au fond d’un lit avec une tisane purifiante qui laverait tout ce merdier à l’intérieur. Mais d’autres ont proposé de recommencer, de chaussser les talons, de pschitter le parfum et d’aller s’érailler la voix à force de crier par-dessus la musique et l’incroyable solitude des foules qui dansent sur les mêmes rythmes.
« On se retrouve à quelle heure ? »
Nous sommes nous seulement quittés ? J’ai la sensation étrange de m’être couchée pour me réveiller avec des appels qui offrent déjà des idées de soirées à vau l’eau. Est ce que je vais vraiment faire le 3/8 de la fête ? EST CE QUE JE VAIS VRAIMENT FAIRE CA ?
Mmmmh, ça a l’air parti pour.

Mon corps a pris de mauvaises habitudes, faut que je vous dise.
Celles-là de ne jamais plus dormir quand il fait nuit noire, de manger au petit matin après avoir beaucoup bu et de jouer à « embrassez qui vous voulez » après avoir pas mal batifolé.
Passées 5 heures, j’ai 5 ans, mon cynisme est allé se coucher et je deviens un bisounours ambulant, vaquant de gens trop supers en gens méga cool, qui ont sûrement des prénoms mais comme ma mémoire rentre au même moment que mon cynisme, me voilà forcée de les appeler « chérichoubidoujet’aime » ou « hé toi là, rends- moi mon verre illico».

Mes semaines sont schizophrènes : la première et la seconde partie se vouent une guerre sans noms, chacune persuadée d’avoir raison et investie de la mission impossible de ramener l’autre dans le bon camp. Le groupe du dimanche au jeudi midi, petit col Claudine et socquettes à dentelle, appréhende les douze coups du 4° jour de la semaine. Et il a raison. Arrive alors le groupe intraitable, du mi-jeudi au dimanche, qui malmène tout sur son passage, à grand renfort de somnambulisme et d’insolence.

Debout au milieu de confrères, la file d’attente ne dure pas, à peine arrivés, la foule s’ouvre devant l’accueil qui nous est réservé :
« Allez-y, rentrez, vous êtes combien ? laissez-passer » qui provoque une jalousie palpable.
Mouais.
Bon.
En bas, j’aperçois des têtes connues penchées vers d’autres, moins connues, certaines déjà boursouflées du regard vitreux que provoquent les cocktails d’avance qu’ils ont sur nous.
Attendez-moi, j’arrive.
Ce soir, je suis perfectionniste, je vide mes réserves complètement, je m’épuise, c’est décidé.
Les jours se mélangent et je ne sais plus trop où je t’ai rencontré et pourquoi tu m’offres encore un verre, est ce que je t’ai déjà raconté cette histoire ?, j’ai envie de danser, t’es pas si mal en fait, cette fille est folle, je l’adore, y’a trop de queue aux toilettes, comment ça, t’as perdu tes clés ?, tu devineras jamais à quelle heure je me suis couchée hier, on va fumer une cigarette ?
On se disperse. Je vous perds.
Ce soir, la vodka champagne a eu ma peau, et la vôtre aussi on dirait bien. Mais je ne suis pas fatiguée. Pas fatiguée du tout.
L’envie de bout de la nuit se mélange à la soif de mourir plus vite. Ce cocktail détonnant a des résultats peu fréquentables. Et-je-m’en-fous.

Ah, tu veux m’embrasser ?
Je t’attrape le menton, tu es un chouia trop petit mais tu me fais rire, c’est important ça, tu me fais rire, j’observe ton regard, il est encore assez vif, ok, pose ta bouche sur la mienne, pour voir.
Ok.
Re-pose ta bouche sur la mienne.
Ok.
Repose ta bouche sur la mienne.
Ok.
Laisse-moi tranquille maintenant.


Seule, je croise les doigts pour ne pas tomber sur un chauffeur qui croira voir en moi une idiote qu’on peut berner par des routes à rallonge et un compteur qui s’emballe, avec qui il faudra hausser le ton au moment où on veut juste un peu de silence.
Une femme. Elle sourit. Ma destination lui convient. Elle accepte même de démarrer un peu vite pour que je puisse éviter le mignon de tout à l’heure qui ne veut pas que je parte.

C’est sa dernière course. La der des der, elle rend son tablier, elle a économisé assez pour partir monter son petit bar dans son pays, la Martinique. Elle me raconte ça pendant que je compte les pièces de 1€ qui traînent un peu partout, inquiète de ne pas avoir assez pour aller jusqu’aux grilles de mon château.
On s’arrête, comme j’ai assez, je souffle et lui pose des questions idiotes mais auxquelles elle répond avec folklore.
Il va bientôt faire complètement jour alors je lui demande l’heure et tout de suite après je l’interromps « nan nan, en fait, laissez tomber, j’ai pas envie de savoir ».

Je sais pas, il se passe un truc dans le rétroviseur, nos yeux rient ensemble, le temps n’est plus trop pressé. Elle se gare et éteint le moteur pendant qu’on parle de choses capitales comme la vie, la mort, les couloirs de bus, et, dans un élan tout à fait adorable, elle lance : « bon voilà, j’ai terminé, je ne suis plus taxi, on va prendre un café ? »
Parfois, les évènements ne sont pas si inattendus, on sentait que ça se tramait et pourtant, ça nous fait un effet bœuf quand ils arrivent. Je baisse les yeux pour dire « avec plaisir » parce qu’ils se mouillent de la beauté des choses.

Au café, Roseanne avait un appétit d’ogre. On a fait ouvrir la cuisine un peu plus tôt parce qu’après les croissants, on a eu envie de s’envoyer de la viande très rouge. On avait parlé rumsteck en chemin, ça nous avait mis l’eau à la bouche.
Roseanne a trimballé des bouts de vies et entendu des bribes de conversations qui m’apparaissent comme un trésor. Elle comprend, oui, bien sûr, elle comprend. Mais elle est déjà ailleurs.
Son billet brille d’impatience dans la pochette Nouvelles Frontières.
Le patron nous écoute et nous demande depuis combien de temps on se connaît. Tiens, c’est vrai ça, depuis combien de temps on se connaît, Roseanne, hein ?
Parce qu’on répond en sourire, il nous invite, pas d’addition, non non, n’insistez pas, et ça commence à faire beaucoup de gentillesse pour une heure si matinale.
En sortant, Roseanne me donne son adresse au soleil et pose sa main sur ma joue. C’est tellement ergonomique qu’elle devrait pas avoir le droit de l’enlever, jamais.
Elle dit que je suis une de ses plus belles rencontres. Je dis qu’elle devrait pas avoir le droit d’enlever sa main, jamais.
Quand l’avion décollera, je serai installée devant un écran, à tenter de reconstituer la complicité éphémère qui nous a unies et m’a accompagnée jusqu’au réveil. Je lui ai promis d’écrire ça, ce moment suspendu.
Bien sûr, je n’irai jamais la voir, mais je sais qu’elle pensera à moi, parfois.


-maispastrop-

2 commentaires:

Bapt a dit…

Mais c'est vrai tout ça???
En tout cas, j'adore, j'adore, j'adore.
Mais j'adore, j'adore...
Enfin, voilà, je kiffe, c'est tout.

Anonyme a dit…

"Mes semaines sont schizophrènes : la première et la seconde partie se vouent une guerre sans noms, chacune persuadée d’avoir raison et investie de la mission impossible de ramener l’autre dans le bon camp."
très beau texte, comme souvent.

Guillaume