Lundi, 8h50, une semaine à l'horizon

Ce matin encore, le jour s’est levé. Si, si.

A croire qu’il ne se lassera jamais.
Un œil ouvert qui regarde l’heure, l’autre qui regarde le jour, et aucun des deux n’est franchement satisfait.
Ce matin encore, paraît qu’il faut que je me lève.
Pourtant, je prends dix bonnes minutes à traîner entre le sommeil et la vraie vie, plus emmitouflée que jamais dans ma meilleure amie la couette, à me demander qui a eu cette idée révoltante d’inventer la fonction « snooze » des réveils matin. Ou des réveils midi, peu importe. S’il me tombe sous la main, lui…
Plus possible, la fameuse panne d’oreiller, non, puisqu’il beugle, l’engin, jusqu’à ce que je cède et sorte un pied timide sur le sol toujours trop froid. J’éteins les infos parce que je ne suis pas du tout impatiente de savoir combien de gens sont morts depuis hier et je reste assise encore quelques temps sur un matelas qui ne veut pas me laisser partir.
Oui, mon matelas m’aime.

Il y a là un cap à passer, comme on dit. Un cap vicieux, vraiment, où ma tête, pourtant encore endormie, réussit à produire un nombre incroyable de raisons de rester au lit et alors, plus rien n’a d’importance : « 10 minutes de plus, ça va pas changer la face du monde », « de toutes façons, je resterai un peu plus tard ce soir », « j’ai qu’à dire que j’ai une migraine ophtalmique », « ils sont tous bien plus glandeurs que moi », « ce boulot ne sauve aucun nécessiteux ou aucune espèce en voie de disparition » ou carrément « rien à foutre, je démissionne ! ».
C’est finalement ça qui me réveille, Mr Snooze peut aller se rhabiller, il n’y a pas plus efficace que de réaliser qu’on est à deux doigts de devenir fou dans l’unique but de s’accorder dix petites minutes de plus de sommeil.
Soit.
Allons-y.
La dernière 1/2 heure ne m’a pas servi à dormir mais m’a beaucoup aidée à être en retard, merci bien. Voilà qu’après le coma matinal vient l’adrénaline salariale.
Pendant que mon bras droit mène le café à ma bouche, ma main gauche essaie de disperser équitablement quelques grammes de mascara sur mes yeux. Preuve que je dors encore, en bonne droitière, je devrais inverser les rôles.
Ma tête chaperonne tout ça, mi-figue mi-raisin, et anticipe sur les clés que ses yeux entrevoient, là, et qu’il ne faut pas oublier de glisser dans la poche.

Ca y est, la porte est claquée, l’ascenseur s’ouvre sur le facteur, toujours aussi souriant –mais comment fait-il, diantre ?- qui propose, comme d’habitude, de me donner mes paperasses de la main à la main. Comme hier et avant-hier, la bouche s’essaie au premier sourire de politesse de la journée et prononce de la manière la plus compréhensible possible « non, c’est gentil, tan pis pour le courrier, pas le temps, à demain ».
Et puis, c’est vrai, les cartes postales d’amis à l’autre bout du monde ou les factures à 3 chiffres, mieux vaut les lire le soir si on ne veut pas finir de s’achever définitivement le peu de motivation qu’il restait. Sans parler des lettres d’amour qui, soit dit en passant, donnent incroyablement envie de se remettre au lit. Allez savoir pourquoi.

Dehors vous êtes là, mes chers compatriotes, en route vers vos fiches de paie. Et vraiment, je m’attarde sur chacun de vous pour percer le mystère qui vous donne à vous une mine fraîche et dispose, quand moi, j’en suis encore à trébucher sur le trottoir, faire tomber les enfants qui passent et composer le numéro du patron sur ma carte Navigo pour lui dire que malgré ma migraine, j’ai réussi à avoir à un peu de retard.
Ou quelque chose dans le genre.

Pour toutes ces raisons, je vous le dis tout net, vous n’avez pas d’autres possibilités que de me laisser prendre une place assise, ma vieille. C’est comme ça et pas autrement. Vous, vous allez faire le marché pour nourrir petit Louis ce midi tandis que moi, je m’en vais chagriner pour votre retraite, alors ouste, je m’assieds et c’est tout. Vos larmes n’y pourront rien changer, regardez comme je dégaine mon livre sans aucun scrupule.

Chatelet, station maudite qui donne le tournis, accueille froidement d’autres travailleurs palots qui ont l’air de tenir à rentrer dans le wagon.
Mes yeux ont glissé sur lui comme sur un pan de mur de la station du métro, comme sur une pub qui proposerait un énième voyage ou un écran plat, avec la même habitude lassée. Et puis, sa banalité, son effrayante normalité ont retenu mon attention.

Cet homme sent la voiture de location, le neuf, le train dont les sièges viennent d’être installés. Ses cheveux sont de la même couleur que sa peau, difficile de savoir où commence l’un et où finit l’autre. Sa tenue est identique à toutes les tenues qu’on ne prend jamais la peine de décrire.
J’ai regardé chaque centimètre, sans me préoccuper de savoir si je le gênais ou non, avec mes yeux scanner ; j’ai analysé la moindre parcelle de peau apparente.
Ses mains, je m’y suis attardée.
Parce que ses ongles étaient parfaits, absolument : tous de la même longueur et propres comme s’ils sortaient du bain, aucune peau désordonnée, aucune rougeur, pas de petites blessures, rien, zéro vécu. Des mains qui venaient de naître et qui me sont apparues, d’un coup, exposées et vulnérables.
Comment les rendait-il aussi présentables ?
Il a bien fallu qu’on s’occupe d’elles, qu’on les chouchoute, qu’un ordre amène celle de droite à bichonner celle de gauche.
Alors j’ai imaginé cet homme, le plus fade du monde, s’installer sur un canapé nickel et poser sur la table basse brillante de propreté un kit d’accessoires de manucure.
Commençant par la main gauche, il pousse les cuticules, ramasse les petites peaux une par une et les jette dans un sac prévu à cet effet, il lime et lisse et tend l’objet au bout de son bras pour y poser un regard satisfait du travail bien fait. La courbe de l’ongle est aussi importante pour lui que les 20 minutes de sommeil pour moi, ce matin.
C’est là qu’il a pris vie, à mes yeux, qu’il est devenu quelqu’un, original, fou peut-être, au milieu des autres.
Et enfin, j’ai pu reprendre ma lecture et n’en avoir plus rien à foutre.

-maispastrop-

Aucun commentaire: