Première L

Mon dernier conseil de classe reste un souvenir assez vif.

Ca faisait quelques mois que les instituteurs, ils l'avaient mauvaise, ils nous supportaient plus, Raphaelle et moi.
C'était mon acolyte chérie. On faisait quasi tout ensemble, surtout les bêtises. Les bulletins ne relevaient plus nos heures d'absence mais nos heures de présence, c’était maigrichon et les commentaires étaient d'une clarté sans nom, ils ne prenaient d'ailleurs plus la peine de faire des phrases.
Ils avaient dû se passer le mot et avoir pris la sage décision de s’amuser un peu, à leur tour.
Y a pas de raison que ce soit toujours les mêmes.

Alors le prof d'anglais avait rempli la case d'un :
"who is Manon Troppo?"

La prof d'espagnol:
"..."

Le prof de Math -qui m'aimait bien en fait-:
"La tête à Toto" (que j'avais adoré)

La prof de français -la seule à m'avoir toujours défendue- :
"Cette Ophélie là ne se noiera pas et nous décrochera un prix littéraire dans les 5 ans" (j'avais embrassé le papier) (sauf que tiens, j'y pense, 5 ans ont passé, merde)

La prof de sport:
"Si passer son temps à fumer de la drogue sur les bancs du jardinet était un sport, Mlle Troppo remporterait la meilleure note"
(Ca m'avait fait un peu de peine, pas pour moi, pour elle, je sentais bien qu'elle avait tenté de faire de l’esprit, d'être piquante, détachée, qu’elle voulait se la jouer façon prof de français et c'était simplement... mauvais).

La prof de bio:
"Je n'ai rien à dire au sujet de cette élève, je ne l'ai jamais vue"
(qui m'avait fait bien rire parce qu'en effet, moi non plus, je ne l'avais jamais vue, et pour cause, elle venait jamais fumer de pétard sur les bancs du jardinet ou refaire le monde dans le café en face, la conne)

Le prof de théâtre: "Théâtrale". (Très bon ça, alors que je l'avais planté 1 mois avant la représentation)

On est allées au conseil de classe, Raphaelle et moi, en se demandant si on n'allait pas au bûcher. Mais, vaniteuses, on s'en fichait pas mal ; juste après, on avait prévu d'aller sur la péniche de ses parents et d'organiser une nouba de tous les diables, donc on était un peu pressées d'en finir avec ces vieux schnocks et toute cette mascarade.
Eux devaient trépigner à l’idée de pouvoir enfin nous cracher leur vermine, nous dire tout le futur qu’il ne nous prédisaient pas, nous imaginer junkies, paumées, seules à crever.
Je ne sais pas qui de nous ou d’eux étaient les plus impatients, mais je me souviens bien que quand je suis rentrée dans l’arène, j’ai eu la conviction profonde que César était de mon côté et que je n’allais faire qu’une bouchée de cette meute de loups séniles. C'était une adrénaline complice qui montait depuis le bas-ventre.

Moi, je n'ai rien dit de tout mon conseil. Je réfléchissais au terme « conseil de classe », jugeant qu’on n’y donnait jamais aucun conseils, justement. Je trouvais les petites peaux autour de mes ongles absolument passionnantes, et la vue par la fenêtre aussi, j’ai même attrapé le regard d’un voisin, au 2° étage en face, qui devait surveiller le défilés de cancres depuis le matin et se rappeler ses jeunes années. On s’est souri d’une façon qui m’a rendue triste sans que je comprenne vraiment pourquoi.
Les juges me posaient des questions de gardiens de la paix et je répondais par un vague haussement d'épaules.
Je leur ai finalement confessé qu'ils en savait manifestement bien plus que moi sur moi, que je ne pouvais décemment pas prétendre leur en apprendre davantage et que pour toutes informations supplémentaires, ils n'avaient qu'à demander à Me Lancereau (la prof de français). Je mettais la dite Lancereau dans une position inconfortable, mais elle aimait prendre des risques, c’était une prof de français, tout simplement.

Ils ont fini par me demander ce que je voulais faire dans la vie.
J'ai répondu "la vie"
La prof de sport a pesté dans sa barbe. Et ça n’est pas une manière de parler, quand je dis « barbe », c’est « barbe ».
Lancereau a ri.
Le prof de maths, pragmatique, a rajouté "qu'est ce que vous voulez faire dans la vie "qui rapporte de l'argent"?"
J'ai fait "Aaaaaaah! Alors, et bien …chef d'orchestre!"
Je sais pas pourquoi. Surement parce que j'avais l'impression de les mener à la baguette.
Sous les applaudissements, ou les tomates, je sais plus, je suis sortie et leur ai servi mon plus joli sourire, en m'attardant sur Lancereau que j'ai eu l'impression d'aimer plus fort que n'importe qui à ce moment précis.

Raphaelle, assise dans le hall, avait applaudi ma prestation.
Les vitres étaient floues, on ne pouvait pas vraiment voir les expressions consternées sur leurs visages, mais on entendait tout, et mon clin d’œil en sortant l’a fait frissonner. Elle me l’a dit, plus tard, sur la péniche, dans un élan d’amitié alcoolisé.

Elle était après moi dans l'alphabet, on avait un peu de temps pour manigancer.

A son tour, à la question "qu'est ce que vous voulez faire dans la vie", elle avait répondu sottement. Elle avait la réputation de coucher avec un peu tout le monde -et finalement c'était pas faux, mais uniquement avec des gens très brillants, et, c’est vrai, ils étaient nombreux- alors elle a dit "l'Amour".
Lancereau jubilait comme un cochon dans le fumier.
La proviseure commençait à en avoir marre, ses joues s’empourpraient. Comme elle était rousse, ça lui allait diablement mal.
Le prof de maths: "c'est vrai que ça peut rapporter pas mal d'argent"
Pas bête le con.
Mais Raphaelle : « Ah, non, pour gagner de l'argent, alors, je voudrais être un orchestre à moi toute seule » et puis elle avait hôché la tête d’une manière qui disait « oui, oui, exactement, et j’y arriverai, même que. ».

Devant la salle, on avait mis LE trublion du lycée- pâle copie de Kurt C.- et on l'avait fourni en cymbales –chipées en salle de musique-. Il était prévu qu'au mot "Orchestre", il frappe trois coups. Qu'est ce que ça pouvait lui faire, il savait déjà qu'il était renvoyé.

On avait tout prévu.
On était ravies.
Ravies ravies ravies.
Après on a fait notre petite party, sur la péniche.
Quelqu'un est tombé dans la Seine.
Raphaelle a couché avec un des pompiers.

Le résultat c’est que la proviseure nous a offert un avertissement chacune, à cause de la blague de l’orchestre et du chef qu’elle n’avait pas tellement digérée, et les profs, eux, s'étaient accordés à dire que j'avais le niveau pour passer en classe supérieure, oui, mais qu'à titre d'exemple, ils ne pouvaient pas me garder chez eux sans me faire redoubler, non. Que tous les autres élèves allaient se dire qu’on pouvait passer l’année à ne rien faire sans être pénalisé et ils m'invitaient donc à aller user mes fonds de culottes et mes culs de joints ailleurs.
L'année suivante, j'étais en internat.

J'ai moins fait la maligne quand j'ai vu les grilles du pensionnat et la taille des chambres.
L'avantage, c'est qu'il n'y avait pas de conseils de classes là bas.
Des têtes à têtes uniquement.

Qu'est ce que j'ai pris, fichtre.

Je ne sais pas du tout ce qu'est devenue Raphaelle.
Lancereau est morte il y a deux ans. Elle buvait trop. Je ne suis pas allée aux funérailles parce que j’ai oublié ou bien peut-être parce que j'aurais pleuré toutes les larmes de mon corps et que c'est un programme qui me fait rarement envie. Mais quand je passe devant un bar et que je vois un ivrogne déclamer du Camus, j’ai le cœur qui pique, ça tambourine et vite, vite, faut que je pense à autre chose. Alors je me mords la langue et les larmes retournent de là où elles viennent.

Sauf, là, tout de suite : elles mouillent mes genoux et coulent partout.
Ma langue, vite.
Oh et puis non.


-maispastrop-

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Et en attendant il y a encore des mecs qui tombent dans la Seine...