A mort les mourants !

Aujourd'hui, c'est le jour de la solidarité.

Solidarité "de quoi", j'ai tout de suite pensé; alors qu'il aurait été plus correct de me demander "envers qui?"
-"Les vieux" a répondu celui qui me donne un chèque à la fin du mois en échange des services bons et loyaux que je lui sers.
Les vieux, soit, les vieux; mais c'est quel âge, vieux? C'est quand on ne travaille plus et qu'on a une longue et douloureuse maladie? Quand la vie vit sans nous et que tout ce qu'il nous reste à compter c'est le nombre de médocs à s'envoyer pour que le coeur continue d'y croire?
Les vieux, donc.

Le principe est simple à pleurer:
des vieux, on en a perdu un petit paquet pendant la canicule de je ne sais plus quelle année. Je dis "on" alors que personnellement je n'ai perdu personne et que généralement, je ne suis pas patriotique pour un sou. Mais c'est comme ça qu'ils disent, "on a perdu beaucoup de vieux cet été là" avec la tête de celui qui est affligé, parce que bon, c'est affligeant. La France s'est appauvrie d'un nombre conséquent d'octogénaires.
La chaleur étouffante a révélé la solitude de la chambre noire, les vieillards crevaient de soif dans leurs coins pendant que les enfants emmenaient les petits enfants barboter sur les bords de Marne. Flic Flac.
La culpabilité, ah ça on sait faire. Judéo chrétien de mes deux.
Faisons passer le chapeau à la fin de la messe "pour la musique". Enfin, "pour les fidèles" ou un truc dans le genre, on connaît la chanson.

J'ai appris l'existence de cette réforme le jour où la réforme était appliquée. Et je l'ai pris un peu comme si on m'attrapait par le col et qu'on me lançait quelque part devant un mur, et que pile à ce moment là je me serais dit "ah, là, l'expression 'au pied du mur' prend tout sa forme".
Le temps pendant lequel je vais travailler avec autant de conscience et d'adresse que d'habitude ne me sera pas payé. Il ira dans la poche des mourants.
Comme on est incapables de leur donner de l'amour, autant leur donner du flouze, à la manière des parents dépassés et trop occupés qui acceptent d'acheter les choses les plus chères au rejeton qu'ils ne connaissent même plus.

D'accords, je dis, très bien, ok, soit, amen.

Seulement, si on m'avait demandé mon avis, -ce qu'on s'est bien gardé de faire- je n'aurais pas travaillé, j'aurais donné l'équivalent de ma journée de salaire aux nécessiteux de mon choix, et il se trouve que, merde, mon choix ne se porte pas sur les vieux. La journée aurait été fériée, c'est ça que j'aurais décidé et je parie que beaucoup seraient alors allés jusqu'aux maisons de retraites visiter mamie et écouter pour la x° fois l'histoire du mariage ou de la naissance.
Au lieu de ça je trime. Et je broie du mauvais café noir.


Le lendemain.

-Allo?
-Oui.... <- ici, on dit normalement ce qui définit la personne qu'on appelle, même s'il y a 90% de chances que ce soit bien elle, c'est comme ça, on s'en assure d'un "Oui, Jean?", "Oui, papa?", "Oui, chéri?", "Oui, Mr Tourlet?"
Au lieu de quoi, forte de mon refus à considérer cette femme comme ma grand-mère ou, pire, comme ma mamie, je passe directement à la suite:
-Allo?
-Oui (bref), c'est Manon.
- ... <- Ici, on sert normalement quelque chose comme "ça va?" ou "oh, comme ça me fait plaisir de t'entendre" ou encore "ma petite puce, je pensais justement à toi".
Oui, parce que les grand parents, quand on les appelle, ils pensent toujours justement à nous. A croire qu'ils n'ont que ça à faire. Ca et s'hydrater aussi.
Au lieu de quoi elle enchaîne directement sur la suite:
-Allo?
-Oui (bref), c'est Manon
-... (bref) Que se passe-t-il, tu veux quelque chose?

Très bien, on est sur la même longueur d'onde, on va pas se lancer des petits noms d'amour alors qu'on peut pas se voir, allons à l'essentiel. Oui, je veux quelque chose, je te veux quelque chose. Je t'en veux de quelques choses.
-Rends moi mon argent.
-... Quel argent? De quoi tu parles?
-L'argent des vieux, là, la solidarité tout ça, rends-le moi.
-Mais, enfin, Manon...
-Je veux le donner à quelqu'un d'autre. Tu n'en n'as pas besoin. Je veux pas te le donner à toi. Rends-le moi.

Je comprends maintenant qu'elle ne savait absolument pas de quoi je parlais. Son compte avec beaucoup de zéros ne lui avait pas permis de s'attarder sur ce virement du 8 mai de 50 €.
Elle m'a demandé la somme qu'elle me "devait" et où l'envoyer.
Le chèque est arrivé ce matin.
Sur le papier, son écriture, tremblante, comme si elle l'avait écrit sous la menace, après un choc, m'a rappelé qu'elle l'était, vieille. Seule aussi.
Oui mais elle, elle a la clim' dans son 90 m2 et une aide soignante qui lui apporte tout ce dont elle a besoin et le reste même, sur un plateau d'or. Merde, judéo-chrétienne ou pas, y' a pas de culpabilité qui vaille, là.

J'avais proposé de passer chez elle pour récupérer mon dû; elle a prétexté qu'elle n'avait pas le temps, alors que, précisément, le temps, c'est à peu près tout ce qu'elle a, peut-être plus pour très longtemps mais d'ici là, ses journées s'écoulent entre les choses qu'elles n'a pas a faire, les choses déjà faites par d'autres, et les mots croisés.
Si je tenais à lui rendre visite, c'était tout à fait intéressé. Je le confesse. Déjà que je passe pour une petite fille ingrate qui n'aime pas sa grand-mère et une citoyenne malpropre qui n'aime pas ses vieux, je ne suis pas à ça prêt. Intéressée donc, oui da.
Je voulais vérifier quelque chose dans son appartement, quelque chose qui m'avait marquée à l'époque de mes 10 ans où je m'ennuyais sur le canapé pendait qu'elle remplissait "horizontalement : répudiée de Napoléon"

Une photo, un portrait d'elle, un truc comme on n'en fait plus, un vrai cliché en noir et blanc, sourire guindé, avec la signature d'une écriture forcément italique du pauvre type condamné à éterniser des rictus en 3 par 4 et des 3/4 de fierté de jeune mariée. Le Tourte et Petititin des jeunes pucelles.
Je me rappelle m'être dit "le sépia vient de ceux qui ont regardé le noir et blanc vieillir".
Le sépia sonne doucement à mon oreille, comme un noir trop noir et un blanc trop fort qui auraient fait des concessions pour enfin s'entendre et offrir aux autres un tableau plus uniforme, plus chaleureux.

Cette femme-là est devenue absolument sombre, lugubre, éblouissante. D'une méchanceté qui fait mal derrière les yeux. Une migraine dont on ne se remet pas facilement.
Sur cette photo, le temps s'est arrêté sur la mère de mon père; elle a 25 ans à tout casser, et, en effet, elle casse tout. D'une beauté panoramique, elle remplit le cadre trop petit pour autant de lumière, de gauche à droite elle envahit l'espace d'un sourire mi-figue mi-catin, ses longs cils soulignent le regard de celle qui sait qu'elle plait. Une tranquillité assassine se dégage du cadre. Ca pique.

Là, sur le papier vieilli, elle le sait qu'elle n'aura jamais à abîmer ses mains en faisant la vaisselle, qu'elle mangera des plats qu'on lui aura cuisinés, les pieds sous la table, les jambes écartées. L'impassibilité bourgeoise. Le calme évident. Cette confiance insolente. Un charme fou.
Et il y a pourtant déjà tout ce qui la rend laide aujourd'hui. Le front attend la ride du mépris, la bouche est toute prête pour la moue médisante qu'elle revêt même pour dire des politesses. Les sourcils commencent leurs dessins meurtriers, ceux qui superviseront les regards condescendants qu'elle adressera à tout ce qui daigne vivre.

Cette photo restera pour moi le symbole du jour charnière: en sortant de chez le portraitiste, elle avait déjà mis le pied du mauvais côté du trottoir, elle était déjà et pour toujours la salope d'aujourd'hui, laissant derrière la gueule d'ange prometteuse.
Cette femme me fait froid dans le dos. J'aurais peut-être pu l'aimer, si j'avais été moins lucide, peut-être oui, avec cette tendresse aveugle et confiante qu'on offre la bouche en coeur à ceux du même sang.
L'amour filial, mon cul.
Quand elle mourra, ça sera toujours ça de moins à critiquer.


-maispastrop-

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Quel brio !

Une bouteille de Vosne Romanée avec la somme sur le chèque !

A la votre, vous dont j'envie de plus en plus la liberté et la liberté de ton

Bien à vous,

C.