Sales gosses

C'est l'heure

J’attends au comptoir tout en me demandant depuis combien de temps je n’ai pas été en avance à un rendez-vous. Assez vite, j’en arrive à la conclusion que c’est pas la peine de réfléchir trop longtemps, puisque c’est la première fois que je ne suis pas en retard à un rendez-vous. C’est sûrement la raison pour laquelle je réponds « jamais » à la question du serveur. Il écarquille ses yeux fatigués, cherchant quel genre de cocktail se fait surnommer « Jamais » quand je lui explique :
- Nan, excusez-moi, je disais « Jamais » parce que vous m’avez prise quand j’étais dans ma tête, au milieu d’une phrase que je formais là-dedans (je toque sur une de mes tempes), je me demandais si j’avais déjà été en avance à un rendez-vous, et je me répondais « jamais » quand vous m’avez demandé ce que je voulais boire, du coup j’ai mélangé tout ça…heu, vous voyez ?
- Vous avez donc rendez-vous.
- On a tous rendez-vous un jour ou l’autre, non ?
Il écarquille encore ses yeux déjà mal-en-point. /Quels cernes, il a, le pauvre. L’hôtellerie, quelle saloperie./
Faut que j’arrête de faire des grandes phrases en croyant qu’on y trouvera toute l’ironie que j’y mets. On ne la trouve pas, manifestement.
On va encore me prendre pour une romantique poétique un peu névrosée.
On va encore me prendre pour ce que je suis au moment précis où je ne le suis pas. Les choses tombent mal, ces derniers temps. Je me décide à interrompre ce ni queue ni tête.
- Une vodka sur les cailloux s’il vous plait.
Il ne peut pas écarquiller tout ça davantage, j’ai même un peu peur que les globes sortent des orbites, à force, et roulent sur le comptoir.
- Sur les cailloux, on the rocks, quoi. Vous saisissez ?
- Ah, comme en français ?
- Bon, le moins qu’on puisse dire c’est que vous et moi, ça commence pas fort, hein. Mettez-moi une vodka glaçons et on n’en parle plus.

Pendant cette éternité d’incompréhension, une gamine, une mioche pleine d’avenir, a trouvé le temps de vider mon sac par terre. Sa mère ne s’est rendue compte de rien, trop occupée, accrochée au téléphone, à savoir si son interlocuteur captait ; parce qu’elle, oui, ah non, attends, plus maintenant, ah ça y est…
Je me baisse à son niveau pendant qu’elle trifouille les pages sacrées de mon moleskine chéri, et je dis, avec un sourire que je veux tendre : « bah alors ? t’es une coquine toi ? bon, tu vas m’aider à tout ranger maintenant hein ? ». Je lui frotterais presque le crâne tellement je m’y crois.
Elle répond « nan » avec la voix la plus exaspérante que j’aie jamais entendue. Et elle tire la langue parce qu’elle n’est pas à un cliché près.
Je sens Cruella circuler dans mon sang à vive allure et commander à mon bras droit de filer une rouste olympique à cette morveuse, mais je sais aussi que le peuple me scalperait sur le champ si j’osais lever la main sur l’angelot.
Tant pis, je lui mets la raclée et j’attends, non sans une certaine impatience, que le choc se transforme en rictus, et que le rictus se transforme en soubresauts geignards.
Ah oui, non, pardon, je mens effrontément, la vérité c’est que je prends une gorgée de Bison bien fraîche et que j’inspire histoire de décontracter tous mes poumons, qui ne sont que deux, tout en maudissant la bienséance.

Je rassemble mes affaires, poussant son bras potelé que je trouve, malgré moi, appétissant, et je lui crache sans même la regarder « Tu as fait quelque chose qu’une fille intelligente et respectable n’aurait pas fait. Peut-être que tu es bête, je ne veux pas le savoir. Quoi qu’il en soit, je suis désolée de te dire que pour ce genre d’attitude, la punition est simple : ce soir, dans ton lit, attends toi à voir débarquer un loup, un monstre, un vampire et tous leurs copains, et ils te mangeront. Et avant, ils auront mangé ta maman, bien sûr. Et même qu’ils auront volé tes bonbons et tes… T’aimes bien les crayons de couleur ?»
Un mini oui sort de sa mini bouche.
-Ben ils auront cassé tes crayons aussi. (Na)

Ok. Du calme.
Je ne sais pas quel âge elle a, 6 ans peut-être. Et moi ?
J’ai un peu honte. Je rougis.

Silence.
Un couple rit, apparemment complice.
Une vieille peau grimace, indéniablement outrée.
J’aime pas beaucoup l’humanité aujourd’hui.
La petite retient sa respiration, on dirait qu’elle n’ose plus bouger ni vivre de peur de m’entendre encore prédire un futur pas très jojo.
« E- -u-e -oi », je dis.
Elle n’ose toujours pas dire un mot mais je vois dans ses yeux qu’elle n’a pas compris le sens du bruit que je viens de lui adresser et c’est somme toute assez logique vu que j’ai parlé en oubliant les consonnes. La fierté, ça fait souvent ça.
« Excuse-moi » je répète.

Elle déguerpit pendant que je referme le Moleskine sur lequel j’aperçois le mot « tendresse ».
Mon rendez-vous arrive pendant que je décide d’incarner le mot « tendresse » pour les années à venir, trop honteuse du coup de sang que je viens d’avoir.

L’heure qui suit, je regarde mon interlocuteur dans les yeux mais c’est pour me mieux me concentrer sur ce que je pense et, franchement, je ne sais absolument pas ce qu’il me racontait.
Pendant que sa bouche faisait « blabla tu vois blabla la conjoncture », je me demandais si dans son lit, l’affreuse mignonne allait trembler en attendant les méchants. Et si elle aurait, au préalable, essayé de trouver une cachette pour ses crayons. Elle demanderait sûrement à sa mère de dormir avec elle, je le ferais aussi si j’étais persuadée qu’elle serait mangée dans la nuit.
Je décidai de revenir le lendemain, à la même heure, pour me racheter, M. le curé.
Mais les furies n’étaient pas là.

Alors j’ai offert ma pochette-surprise à un adorable garnement, un truc d’un mètre 20 qui gambadait entre les tables en se prenant les pieds dans les lacets tout en demandant à n’importe qui si une baleine pouvait « véritablement » manger un bateau. Il insistait sur le mot « véritablement » parce qu’il l’avait sans doute appris le jour même.
D’après moi, ce beignet au chocolat n’était pas à l’abri de percer sur grand écran, dans les dix années à venir.
J’ai une nette préférence pour les enfants quand ils sont des garçons, pas la peine d’essayer de le cacher plus longtemps.
Il a attrapé la pochette comme si elle lui était due et même ça, ça m’a attendrie. A son âge, moi, je manipulais précautionneusement les emballages et le bolduc que je cachais ensuite dans des boîtes ultra-secrètes, grâce à l’idée géniale de me mettre sur les pointes de pieds et d’accéder au deuxième niveau d’une étagère, donc très très haut.
Elles me redonnaient du courage pour affronter la dure réalité de l’école maternelle. Lui, il déballait tout ce bazar avec impatience et rudesse. C’était chouette de le regarder faire.
Et une fois le butin dévoilé, il a sauté à toute berzingue sur mes joues qui n’attendaient que ça. C’était l’amour fou.

En repartant, j’ai fait le vœu que ce petiot rencontre l’affreuse de la veille, qu’ils tombent amoureux, et qu’ils partent sauver les singes en voie de disparition en Malaisie.

A peu de choses près, je croyais en l’avenir.


-maispastrop-

1 commentaire:

Anonyme a dit…

C. a dit

Vous aimez ceux qui, comme vous, ne se laissent pas faire !
Quelle tendresse dans vos mots quand vous parlez des enfants !
Vous leur ressemblez avec votre impertinence et votre effronterie !
Vous aussi vous avez ce pouvoir inoui d'attendrir les autres...
et votre sourire doit être désarmant (sauf bien sûr pour les molosses armés jusqu'aux dents !) ...
que j'aime vous lire !