Des ailes pour voler

L’Entracte
75 av. des Gobelins, 75013
Noisette: 2€ - Viandox: 3€40 - Avocat aux crevettes: 5€


Je ne comprends pas bien: vendredi soir et personne au cinéma, personne dans les cafés et aucune circulation.
Ils sont tous chez Léon le belge.
Alors voilà, nous on se rebelle. A l’Entracte, on fait de la résistance en salle; alignés derrière les vitres, on se gausse.
4 Marocains sont en pleine conversation et je ne comprends rien exceptés les 2 ou 3 adverbes par phrase qu’ils disent en français. Ça me renseigne très peu, je crois comprendre le sujet ( les moules frites ) mais les subtilités m’échappent et j’enrage parce qu’ils rient énormément.
Entre eux et moi: la petite famille dans le pétrin. Parce que Camille a 6 ans, elle exige maintenant toute la vérité sur la vie. Et ce avec une fermeté exemplaire.
Par exemple, c’est vrai ça, pourquoi qu’y a personne au milieu du café?
- Sûrement parce que les gens préfèrent avoir vue sur la rue.
-Mais pourquoi les gens i préfèrent voir la rue?
-Parce que c’est plus joli...
-Pourquoi ils viennent dans le café alors?
-Parce qu’il fait un peu froid et (anticipant), il fait froid parce que c’est l’hiver. Et après l’hiver y a ...?
-Moi je pose pas des questions débiles comme ça. Le Printemps.
Le père, qui s’était tu jusque là, intervient d’un “Oooooh” faussement outré et fait les gros yeux. Alors Camille éclate de rire et ça durera exactement 8 minutes.
Après ces 480 secondes de bonheur, elle commence à se calmer et reprend son souffle avec encore quelques hoquets pertubateurs.
Au bar, un client se réveille d’un roupillon éthylique. Il a la marque du pull sur la joue, les rainures de l’acrylique sont comme des griffures dans la barbe de deux jours.
Il se confie à un ami imaginaire.
On pourrait l’entendre à condition que tout le monde se taise, qu’on enlève le son du match de foot, de Gilbert Bécaud, que la machine à café chuchote. Je m’approche, bien décidée à endosser le rôle de la confidente et j’arrive en cours de sa route.
(Sinueuse, la route.)
-Et c’est pour ça qu’elle m’a quitté. J’ai déserté. Mais le travail il me rendra pas Annie. Maintenant l’enfer commence.

Il me raconte.
Son histoire est celle de tout le monde. Elle appartient aux comptoirs et aux gueules de bois.
Alors je lui chante Manu et ses copains qui reviennent mais j’ai oublié la moitié des paroles. Il chante aussi, on invente des refrains; voilà qu’on braille, qu’on beugle. On s’égosille, ils ont tous droit a la vue sur nos luettes tremblantes.
Il rit, pleure, me prend dans ses bras, passe derrière le comptoir pour augmenter le volume de mes amis-mes amours-ses emmerdes, m’offre des kirs, re-pleure, re-rit, m'appelle annie sans s'en rendre compte, tout ça à la vitesse lumière.
Il demande au patron: “Z’auriez pas des sets de papier en table? Mais c’est pour la bonne cause hein! Je vais faire une surprise à mon amie.”
Il les découpe.
“Z’auriez pas aussi du scotch? Mais pas celui en bouteille hein! C'est pour faire une surprise à mon amie. ”
On rit pendant 480 secondes.
Il les assemble et dit “Fermez les yeux.”
Tournis
“ Voilà. Ouvrez les yeux.”
J’ai deux ailes dans le dos et un sourire de publicité.
“Z’êtes mon ange gardien.”
Je me sens légère comme vous savez quoi.
Quand je reviens du miroir, il s’est endormi à nouveau, sur l’autre joue et l’autre bras, d'autres tristesses aussi; le patron a l’air navré pourtant il n’y a pas de quoi, merci. “Demain, il se rappellera de rien” qu’il me dit, mauvais.
C’est pour ça que j’enlève une des ailes, la plie et la lui glisse dans la main après y avoir écrit “Vous z’aussi”.

-maispastrop-

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