La comédie humaine

La Liberté

angle E. Quinet/rue de la Gaieté, 75014
expresso:2€30
pression:3€90
supplément crème fraîche: 1€


-Alors? Qu’est c'qu'i s' passe?
-Bah il se passe que je me demande si la noisette est servie avec le petit pot de lait à part...
-Parce que c’est vous, heu non, (il rit) parce que c’est moi, ça peut se faire.
-Alors voilà. Faisons-le.
-Et sinon, ça va?
-Bien, et vous-même?
-Ça peut t’aller (il insiste sur la liaison).

Alors lui, je l’aime bien, il rentre illico dans mon top ten des serveurs. En 5ème position, tiens.

Au moins, ici, le dimanche, on trouve l’essentiel. A savoir: un tabac, ouvert jusqu’à 20h. Un café donc, grand et rempli. Quelques sex-shops et la vue sur une Jaguar type E.
On se croirait dans un bar de gare, je te jure. C’est immense, les gens n’ont rien à voir les uns avec les autres, ça circule en acceléré et des clients qui se parlent comme s’ils ne s’étaient pas vus depuis un mois. N’importe comment, dans tous les sens, dans toutes les langues. Comme s’ils devaient se séparer pour cause de voyage professionnel.
Quelques glandus remplissent des cartes postales, mais sinon ça va.
Je suis la seule fille non accompagnée et là-bas, à l’extrème droite de mon champ de vision, un trentenaire a remarqué ce statut.
Quand j’ai commencé d’écrire, il a sorti un minuscule bloc notes, un crayon de papier riquiqui et il gratte un mot. Me regarde. Trois mots. Me regarde. Une phrase. Me regarde. S’il veut me faire comprendre que je suis sa source, il m’emmerde. Et puis j’aime que les gens écrivent à l’encre, sinon, ça s’en va avec le temps.
Une fausse blonde aux racines noires séduit un grand dadais au pantalon trop court, avec les cheveux. Elle le séduit avec les cheveux, pour de vrai.. Elle les tripatouille sans pudeur, et que je les tortille, et que je me caresse la joue avec, et elle...mais oui, c’est qu’elle mordille une mèche!
Quelques minutes plus tard, parce qu’elle aura glissé son pied vers l’entrejambe du désiré (découvrant un peu plus ses chaussettes Mickey), un jus d’abricot ne résistant plus, se jettera du haut de la table ( qui ne fera rien pour le retenir, j’en conviens ), pour atterrir sur le pantalon côtelé beige du voisin. La pulpe s’incruste dans les nervures du velours et y trouve son bonheur. Voisin qui était au téléphone, il disait “mais je te jure, je suis avec mes potes, y a pas de filles” sur un ton fatigué Quand le contact entre le jus et sa jambe se fait enfin, il lâche “aaaaah” ou “aahahh”; ce qui a pour conséquence le raccrochage immédiat de son interlocutrice.
Le type à gauche, qui n’a rien suivi de cette scène puisqu’il lui tourne le dos, me dit “Vous savez à qui vous ressemblez?” Ce à quoi, étonnamment, je ne trouve rien à répondre. Ou bien si, je lui réponds: “ ...”.
“A Emmanuelle Béart” qu’il me dit, l’ordure. Je le prends assez mal, de profil, elle n’est qu’une paire de lèvres et puis je suis pas un objet sexuel, merde.
Du coup, je lui sers une moue que j’espère rédhibitoire et me tourne de l’autre côté.

Mon pot de lait semble vouloir me faire comprendre quelque chose, instinctivement, je l’attrape. Au fond, une toute petite araignée que je m’empresse de sauver. Tandis qu’elle se sèche sur ma sous -tasse, je remarque un panneau au départ de la rue qui signale: “ RUE DE LA GAIETÉ, LA RUE DES THÉÂTRES”
Une mini carte les situe et répertorie:7, y en a.
Et pourtant non: 8. Ici, à La Liberté, le meilleur et le moins cher, où pour 2,60€, j’assiste à une vingtaine de saynètes simultanées, plus croquignolettes les unes que les autres, tout en étant moi-même l’actrice du spectacle d’un autre.


-maispastrop-

Aucun commentaire: