Vie à vie

Il habite en face de chez moi mais mes fenêtres ne donnent pas sur les siennes ; je dois jouer à la contorsionniste, penchée sur mon balcon, pour zyeuter sa chambre, allumée à toutes les heures du jour et de la nuit ; comme je suis forte en déductions, je me dis qu’il ne doit pas beaucoup dormir, à peine moins que moi.
Y’a l’écran de la télé qu’il ne regarde pas qui projette des ombres inquiétantes sur ses murs blancs, pendant qu’il fume à la rambarde, pendant que je me cache, de peur d’être prise en flagrant délit de voyeurisme nocturne.
Je fume alors en même temps que lui, ma cigarette a un meilleur goût.

Y’en a des pépées qui défilent dans son deux pièces parquet poutres cheminée, il ne se prive pas, c’est le moins qu’on puisse dire ; il va même chercher les croissants le matin, la boulangère en met toujours deux dans le petit sac, sans attendre sa commande. C’est là qu’on s’est croisés pour la première fois. On ne s’est pas croisés, en fait, on s’est rentrés dedans. Je passais le pas de la porte tout en farfouillant mon porte-monnaie dans l’espoir d’y trouver un peu de caillasse et il sortait, ,à reculons, en adressant des vœux pour la journée à venir à l’équipe de la boulangerie ; tout ça fait qu’on s’est rendus compte de l’existence de l’autre pile au moment où on regrettait l’existence de l’autre puisqu’il empiétait sur l’espace vital.

-Rho mais merde pouvez pas regardez où vous marchez ?
-Et vous, vous pouvez pas avancer à l’endroit comme tout le monde ?

Après nos critiques, ce sont nos regards qui se croisent. On est tout de suite moins agressifs, ça redescend aussi vite que c’est monté. Je réalise l’odeur de beurre dans les croissants et les grains de beauté qu’il a dans le cou.
On reste dans les yeux l’un de l’autre une bonne minute, ce qui fait 60 secondes, je le précise parce qu’en lisant « une minute », vous pourriez passer à côté de l’aspect cinématographique de la scène. Tandis que 60 secondes, c’est du lourd. Comptez donc, pour voir.
A quand remonte la dernière fois où vous avez regardé quelqu’un dans le blanc des yeux pendant autant de temps ?

Il fallait bien qu’un de nous deux parle, un jour ou l’autre, on n’allait pas rester comme ça éternellement, des clients finiraient par vouloir passer, j’allais bientôt avoir vraiment faim, bref.
J’ai dit « Excuse moi, je ne t’ai pas…heu », là j’ai rougi, beaucoup, mes joues m’ont tenu chaud pour la journée, j’ai repris « Excusez moi, je ne VOUS ai pas vu. »

Super...

Mais il a souri.
Super.

-Et vous me voyez maintenant ?
- J’avais envie de dire « je ne vois que toi, ..heu.., vous » mais j’ai dit : Maintenant que vous m’avez marché sur les pieds, je ne peux pas trop faire autrement. (Faut que je pense à consulter, cette maladie des gentillesses camouflées en méchancetés, ça peut plus durer).

Il a souri quand même.

On s’est vus ce matin. Cette fois, c’est moi, enthousiaste et gourmande, qui commandais pour deux :
-Deux croissants, deux pains au chocolat, un pain aux raisins, un financier, une brioche et heu…. Vous avez des croissants aux amandes ? alors deux croissants aux amandes. Et aussi, une baguette s’il vous plait.

Je me retourne, il plante ses pupilles dans les miennes.

-Vous faites des provisions pour l’hiver ?
Bon, comme c’est plus l’hiver, j’ai trouvé cette blague assez moyenne et j’ai pas daigné répondre en bonne et due forme ; à la place, j’ai souri, un peu, et d’un seul côté.
On a pris sa commande pendant que j’attendais qu’on emballe ma ration.
- Non non, (il a interrompu le geste de la boulangère) un seul croissant aujourd’hui, s’il vous plait.

Aie. Comme je suis forte en déductions, je comprends qu’il est seul. Et mon cœur se casse. Aie.

Il a attrapé son petit sac ridicule et a sorti le croissant. Y’a le beurre qui a suinté pendant qu’il croquait, et des miettes sont tombées, pas gênées, sur son tee shirt blanc ; j’ai retenu ma main qui partait pour l’en débarrasser.
Il a dit « bon dimanche » et j’ai pas osé répondre « vous aussi », j’ai seulement souri, de l’autre côté.
Tout à l’heure il était à la fenêtre, il fumait, et j’ai décidé de ne pas me cacher. J’ai vu qu’il me voyait, et je me suis demandé ce qu’il faisait, à rentrer aussi sec dans son salon.

Il allait monter le son de sa musique. Bon, c’est là que c’est incroyable. Accrochez-vous bien.
Il écoutait la même chose que moi.
Il écoutait la même chose que moi.
On en était à la même minute du morceau.
On en était à la même minute du morceau.
Mon cœur s’est réparé. J’ai eu plein de bouts d’idées, je voulais lui lancer un livre, ou danser sur notre musique, ou descendre et crier « Allô Viennoiseries, bonsoir » mais ça a sonné à ma porte, et c’était plutôt Allo apéro.
Dans le judas, mes amis étaient beaux, avec tous leurs cernes, toute leur nonchalance, j’avais hâte de leur ouvrir et j’avais pas envie d’avoir hâte, j’avais envie d’être une fille normale, un peu conne, qui fait passer une amourette insignifiante avant des relations vieille de toujours. Mais j’ai pas réussi. J’ai pas réussi.

Le lendemain, j’ai envoyé quelqu’un d’autre à la boulange’, j’étais pas d’attaque pour le regard qui transperce. Le quelqu’un d’autre est revenu en disant « y’a un type juste avant qu’a pris les deux derniers croissants, du coup j’ai pris plein de pain au choc’, ça te va ? »

Et ça m’allait. Ca m’allait incroyablement bien.
J’ai souri des deux côtés.


-maispastrop-

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Putain de surprise !!! Ca déchiiirrreeeeee !!!!!!!! bravo Manon...TROBOOOOO !!!!!
Amir