La jungle

Le Jaurès
1/3 avenue Jean Jaurès, 75019
Verre de Merlot : 3€
Paquet de cigarettes : à voir


Tiens, mais… Ca n’aurait pas changé radicalement ici ?
Si, si.
Ah, c’est bien ce que je me disais.
Au regard de ce que c’était « avant », ils ont même carrément retourné leurs vestes.
Et, qu’est ce que c’était avant ?
Le Grand Amour : un repère de sacrés piliers. Ou, un sacré repère de piliers. Tout dépend du point de vue, de la focale, du temps de pause accordé à l’un ou à l’autre, au lieu ou aux personnages. Les personnages ayant disparu, intéressons-nous plutôt à l’endroit.
Donc : un sacré repère de sacrés piliers.
Quand je passais devant, j’apercevais des silhouettes difformes et courbées, toutes agglutinées au comptoir, délaissant la salle derrière eux. Ils regardaient vers le bas, leurs pieds semblaient captivants. Les plus vaillants d’entre eux poussaient jusqu’à lever la tête vers la chaîne de sport non-stop qui coulait, privée de son, du bocal vétuste et mal fixé à une étagère elle-même plutôt bancale, hésitante, indécise. Certainement mécontente.

Le patron ne donnait pas l’exemple, bien au contraire, c’est lui qui épongeait le plus. Il avait une tête de… enfin, une combinaison de têtes d’un évadé de prison , d’un héroïnomane, d’un ancien boxeur et d’un bougon contemporain. Bougon bien sûr, malheureux aussi. Faut dire que ses journées devaient toutes se ressembler tristement ; quant à ses soirées, avec tout ce qu’il s’envoyait, il ne s’en souvenait sûrement pas les lendemains.

Une fois je m’y étais aventurée pour me dégoter un paquet de nicotine de secours. Un lundi soir, à l’heure où les buralistes dorment profondément.
A mon premier pas, ils se sont retournés comme un seul homme –pour ceux d’entre eux qui n’étaient pas effondrés sur le zinc- et leurs yeux m’ont déshabillée crûment.

Je ne pouvais pas faire marche arrière ; il en allait de ma réputation dans le quartier. Alors j’ai évité leurs regards comme autant de boules de pétanques indésirables sur le chemin qui mène au but, et j’ai planté mes yeux directement dans le cochonnet, responsable des lieux, responsable devant dieu.

Hep patron !

Bien sûr, nous eûmes des orages. Mes éclairs arrivaient à bon port mais ne suffisaient pas à les faire taire, à faire ravaler leurs blagues graveleuses et granuleuses, désagréables comme du gravier qu’on trouve entre les orteils en été.
Mr le patron a dit qu’il avait des cigarettes, oui, mais qu’il n’était pas certain de vouloir les vendre. J’ai dit « c’est toi qui vois », débonnaire. Mais je l’ai vouvoyé.
Il a posé le paquet sur le comptoir avec une ambiance de défi partout autour. Je trouvais ça un chouia exagéré, je ne voyais pas où était l’enjeu, c’était quand même pas ses couilles qu’il mettait en gage. Je me sentais comme une hypothèque.
Et puis, comme le maître d’une cérémonie ringarde, il s’est senti obligé de faire rire l’assemblée et a annoncé le prix, prix qui sonnait davantage comme un âge. J’ai dit « heu… » et j’ai tout de suite après trouvé que c’était léger comme rhétorique. C’est pourquoi j’ai ajouté « A ce prix-là, elles font rire au moins ? »

Un jeune homme, qui, d’après moi avait un avenir autre que celui de suicidé du foie, a ri de toutes ses dents. Ce devait être le seul à en avoir autant. Il a bougonné quelque chose comme:
« l’a du caractère hein, d’l’esprit même… et l’a pas peur la p’tite, allez… c’est pour moi ! ».
C’est pour toi quoi ? Moi ?
J’ai tout à coup réalisé que, si par mégarde ou disons, par malheur, l’un d’entre eux, l’un ou l’autre, voire plus d’un, voulaient délester ma personne du peu de fraîcheur qui lui restait, j’étais cuite.
C’était sûr, j’allais y rester. Ma vie commençait son défilé.

Mais, « c’est pour moi » signifiait, vous vous en serez douté, « c’est moi qui vais régler les Camel de cette fille, et au vrai prix, celui des autochtones, pas celui des touristes ». Il a posé 5€ sur le bar et m’a tendu le paquet ; je sentais venir le « bah ? même pas un petit remerciement avec la langue ? » mais, encore une fois, j’avais romancé trop vite. C’était pas Tarantino à la caméra mais mon ange gardien aux commandes : le grand seigneur m’a raccompagnée à la porte en me conseillant de ne plus m’aventurer dans ce genre de couloirs diaboliques après minuit, Cendrillon.
Merci.
J’avais gagné sur toute la ligne alors. Mes tiges étaient là et je n’avais pas eu à payer pour, ni en nature, ni en sauvage et, j’étais certainement la seule bestiole de sexe féminin à m’être présentée, la tête haute, devant les animaux les plus vils d’un Lafontaine sous ecstasy.


-maispastrop-

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