Wild Horses

Y'avait pas trop d'attente, malgré la réputation qui entourait cette exposition, malgré le soleil timide mais séduisant qui pointait sur le jardin du musée, malgré le jour du seigneur et les réductions - de 25 ans. Une dizaine de personnes, juste le temps de se dire tout ça.

Le boulevard Raspail, bon, c'est un endroit que j'ai jamais aimé. J'y ai habité pourtant, il a chaperonné des années dont le lointain souvenir me remplit encore de douceur et de légèreté; mais quand même, voilà, non. J'aimais pas sortir de mon cocon mignon tout plein et me retrouver sur une grosse avenue, large et bruyante aux immeubles administratifs, habitée par des voitures garées dans tous les sens, désertée par les gens. Il fallait s'armer de courage dès le premier pas posé sur le macadam.

C'était pas "mon" Paris à moi.
C'était un loupé, et, c'est pas grave, ça arrive. En y retournant, dimanche dernier, j'ai revu la jeune fille que j'étais et qui pestais contre tout ça.

Patti Smith prenait des photos. Patti Smith faisait des dessins. Patti Smith écrivait des lettres et vivait rue Campagne Première. Elle aimait Rimbaud. Elle avait un tee-shirt Rimbaud. Elle respirait aussi. Et elle faisait caca, si si.
On est tous les mêmes.
J'arrête pas de trouver des points communs entre moi et n'importe quel mortel, on a forcément des atomes crochus vous et moi, c'est comme ça. On n'est pas à l'abri de s'aimer un jour, même; je préfère vous le dire tout de suite.

J'aime Patti Smith, sans parler de Rimbaud, et aussi le type, là, qui recopie une des lettres exposées dans son carnet cracra; la gardienne qui lit Miller, je l'aime; Miller qui aimait Marilyn, c'est évident que je l'aime non?; et Marilyn que j'aime plus que moi-même, moi-même que quelqu'un aime surement, aussi, quelque part.

(je viens de dire que je m'aimais là? Je sais plus je me suis perdue dans ma phrase.)

Il n'y avait rien d'extraordinaire parce que tout était très accessible: ni les dessins, ni les photos, ni les lettres ne nous clouaient par terre et c'était toute la beauté de la chose, on restait en l'air. Parce que sa musique était clouante, elle avait le droit d'être simple, presque banale dans d'autres domaines.
Mais elle avait le devoir de vivre dans ces autres domaines. Il fallait qu'elle photographie des statues et la tombe de Jean Paul et Simone. On avait besoin de savoir qu'elle envoyait des cartes à l'autre bout du monde pour raconter un film qui lui avait plu.
On est tous pareils.
Cartier avait exposé Lynch, dans le même ordre d'idée. Et, dans le même ordre d'idée, je m'étais sentie proche de David aussi. Ils exposent comme à la maison, nous invitent à nous sentir à l'aise et j'obéis, je me gêne pas pour mettre les pieds sur la table et écraser ma cigarette dans un truc qui répond peut-être au nom de "récipient" mais surement pas à celui de "cendrier"; preuve que je fais comme chez moi.

Piétiner, ça fatigue la plante des pieds. Dirigeons nous vers ces fauteuils clubs et ce canapé, là.
Voilà. Voilà. J'ai failli allumer une cigarette, tiens.

"Le centre de la grande salle ressemble à ma maison : très confortable et décontracté. Les visiteurs peuvent ici discuter, penser ou lire" nous dit M. Smith. *
Peuvent-ils aussi surprendre un regard à ras bord?
-> Un regard à ras bord, c'est des yeux qui laissent passer tout ce que la tête pense quand elle pense trop et qui dégouline sur quelqu'un qui n'a rien demandé.

Sa tête pensait trop, depuis trop longtemps, ses yeux crachaient tout ça, sur moi en l'occurrence, et, prise au dépourvu, je ne savais pas trop qu'en faire, ça m'encombrait, en somme.
Ce qui me dérangeait bien davantage, c'est que j'étais incapable de savoir si ce regard était à un homme ou à une femme : un corps recouvert d'un tee shirt et d'un jean trop large pour que les formes distinctives nous renseignent, une coupe de cheveux ni oui ni non, une allure cosmique, un regard insistant mais des mains fines. Vraiment, j'étais perdue.

Bien sur, l'exposition Patti Smith, fallait s'y attendre, on trouverait ici un regroupement d'androgynes et d'énergumènes, mais, elle, enfin lui, enfin bref ,"ça" n'est pas comme les autres.
"Ca" ne sait pas que c'est étrange. "Ca" me regarde comme si je savais.
Je ne sais rien. Plus "ça" me regarde, moins je sais.

Assise sur le cuir anglais, je m'interroge et j'ai l'impression que ma température corporelle monte à mesure que je ne trouve pas d'explication.
-"I fait chaud nan?" me dit ma mère.
Je me dis "C'est pas ma mère pour rien, elle."
-"Chais pas", je réponds.
Elle doit se dire "Pfff, c'est ma fille pour rien, elle".
Mais on se sourit quand même.

- Quand on voyageait, la femme qui m'a mise au monde et moi, on visitait les musées; on se disait, le matin, pendant le petit déjeuner au thé Earl Grey: "à quel musée on rend visite aujourd'hui?" (parce qu'on est des petites rigolotes) et on partait, prêtes à patauger entre le tableau, le car de touriste et notre soif d'en voir toujours plus. Souvent, le mal au pied nous poussait à dénicher le fameux coin canapé et on s'y installait entre les japonais, en s'échangeant nos impressions. J'avais en gros 40 ans de moins qu'elle, et ça à chaque fois, mais mes impressions valaient autant que les siennes; quand je parlais, à en croire son attention, ça valait vraiment quelque chose. Tout à la fin, elle me reprenait sur une broutille et m'envoyait retrouver une oeuvre.

Avec l'envie d'apprendre, avec l'excitation de revenir mieux renseignée, je partais comme un bon petit soldat à la recherche de "huile sur toile sans titre" de la salle 2.

Quand je revenais, pleine d'idées et de phrases déjà écrites dans ma tête, ma mère dormait. Toute droite, l'air de rien, elle dormait. N'importe qui aurait cru qu'elle réfléchissait. Ou un truc comme ça. Mais elle dormait, pour de bon, et je me disais toujours que j'étais persuadée que je ne rencontrerai jamais personne capable de dormir avec autant de subterfuge. Alors c'était elle que je regardais.
Elle devenait mon tableau préféré. Turner, Bacon, Otto Dix et Monet pouvaient bien aller se rhabiller, elle était là, vivante et pourtant figée, modèle idéale, prête à être encadrée, sans retouche. -

Les souvenirs, ça prend du temps, surtout ceux qu'on aime, et voilà que je me retourne vers elle et que déjà, elle illustre ma mémoire: elle dort, toute droite, figée, prête à être encadrée. Elle est les images de mon bouquin de ma tête. Pour faire comprendre ce que je dis avec mes mots dans ma pensée, elle le joue, le vit, le fait, là tout de suite. Si c'est pas une mère ça.
Alors, je la regarde et c'est comme avant, je pense toujours les mêmes choses, j'ai toujours l'impression que c'est elle le plus beau tableau et j'ai encore envie de la réveiller pour le lui dire tout en sachant que je ne le ferai pas parce que j'aime trop ce spectacle pour l'interrompre.

L'émotion, ça prend de la place, surtout celle de l'enfance. Alors ils partent, tous, comme dérangés par une présence intruse. C'est ça ouais, circulez, de l'air, y'a tout à voir mais ça vous regarde vraiment pas.
Sauf...... Sauf "ça", qui est encore là. Debout devant nous. "Ca" tient un petit carnet de croquis et un crayon, et, si je ne m'abuse, "ça" a tout l'air d'être en train de nous dessiner.
Comme je sors de ma rêverie à peu près en même temps que je découvre notre illustrateur, ça me coupe les jambes et me laisse sans voix alors je sèche; pourtant, la vraie moi aurait dit quelque chose, spontanément, une plaisanterie, assez moyenne surement, un mot que j'aurais regretté ensuite, mais un truc, un bruit, un lien de "ça" à moi.
Là, rien. Rien du tout. Néant. Ma bouche s'entrouvre mais y'a pas de son qui sort parce qu'il n'y a pas d'idée pour lui donner de direction, de directive, je me demande même si je ne suis pas devenue muette.

-Faites pas cette tête, "ça" me dit.

Après cette phrase, je fais une tête encore pire que celle que "ça" voulait pas que je fasse.

-Tiens donc, quelle tête? je rétorque à "ça"

Pendant que je donne une note à ma super géniale réplique (2/20), "ça" imite la tête en question, et la vraie moi ressurgit devant le comique incroyablement communicatif de sa grimace.
"Ca" rit aussi. Ca et "ça" me mettent en confiance, alors je me lève comme un seul homme et me penche vers le croquis que "ça" a fait.

Par dessus son épaule, je respire toutes les odeurs qui passent, j'essaie de déterminer le déodorant féminin, l'after shave masculin, je regarde la peau des joues, je scrute la potentielle barbe, j'espionne la peut-être pomme d'adam, j'attends d'apercevoir les poils du torse, dans l'embrasure du V du tee shirt.
"Ca" se retourne et me demande sans mots, avec un hochement de tête interrogateur, ce que j'en pense. Alors je regarde le papier.

"Ca" a dessiné la tête de ma mère sur un corps de jeune modèle, recouvert de gribouillages, entourée d'étudiants avec des têtes de stylos qui dessinent des partitions. A côté, il y a moi, mon corps est une guitare électrique et ma tête est une agglutination de mots, de phrases. Par dessus tout ça, en gros, le mot VIVRE.
Je remonte la tête vers "ça". Je souris pas. Je fais pas non plus de grimace. Je rien du tout. Je prends son stylo et encadre le V de "vivre" par des parenthèses. Ma mère va pas tarder à se réveiller, elle me retrouvera au café, où là où on peut fumer, on a l'habitude, alors je peux partir, alors je pars, et vite.

La gardienne lit toujours Miller, l'escalier me semble disproportionné, ma tête veut pas se retourner, les marches n'ont pas toutes la même taille, mais mon corps n'en fait qu'à sa tête et se retrourne. "Ca" s'est assis à côté de ma mère qui s'est réveillée (je vous l'avais dit) et ça discute. J'escalade les immenses marches, je sors, j'allume une cigarette, je remercie l'industrie du tabac, je trouve même le temps de me dire que tous les musées devraient avoir un jardin avec des bégonias et des pensées, et quand ma mère arrive, je sais qu'elle sait, mais je ne lui demande pas si c'était un homme ou une femme. "Ca" compte vraiment pas.


* livret explicatif de l'exposition "Une visite avec Patti Smith", rédigé par Pattounette elle-même.


-maispastrop-

1 commentaire:

bapt wolf a dit…

ça y est, je peux publier mes commentaires.
ça tue
ça tue
ça tue ton texte!!!